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Manifestations en Géorgie : les raisons de la colère
Arrestations, violences : la Géorgie est en proie à d'importantes manifestations antigouvernementales. Des milliers de personnes se rassemblent quotidiennement pour protester contre le projet de loi controversé sur l'"influence étrangère", voté mercredi en deuxième lecture par le Parlement. Mais que contient-il et pourquoi suscite-t-il autant d'hostilité ? France 24 fait le point.

La Géorgie est en proie à des manifestations massives depuis mi-avril. À Tbilissi, la capitale, des milliers de personnes descendent chaque jour dans les rues pour protester contre un projet de loi sur "l'influence étrangère" et réclamer son retrait.

"Je crois qu'en 20 ans de couverture de ce pays, je n'ai jamais vu une manifestation aussi fournie que celle qui s'est déroulée hier soir à Tbilissi", décrit jeudi 2 mai Régis Genté, le correspondant de France 24 et RFI en Géorgie. "Cela dit vraiment quelque chose de ce qui est en train de se passer dans ce pays et de l'ampleur de l'opposition."

Le projet de loi a été réintroduit à la surprise générale par le Rêve géorgien, le parti au pouvoir, plus d'un an après l'abandon d'une première mouture à la suite des manifestations ayant rassemblé des dizaines de milliers de personnes dans ce pays du Caucase. Ce texte, inspiré d'une législation russe utilisée par le Kremlin pour réprimer les voix dissidentes, obligerait les organisations recevant plus de 20 % de leur financement de l'étranger à s'enregistrer sous le label infamant d'"organisation poursuivant les intérêts d'une puissance étrangère", sous peine d'amende.

Celui qui est considéré comme le dirigeant de facto du pays, le puissant et peu bavard milliardaire Bidzina Ivanichvili, ancien Premier ministre (2012-2013), s'est adressé lundi à la foule pour défendre le texte. Il a estimé que "le financement non transparent des ONG est le principal instrument pour la nomination d'un gouvernement géorgien de l'étranger". Face à lui se tenaient des contre-manifestants – dont de nombreux fonctionnaires souvent amenés en car dans la capitale – soutenant le projet de loi et scandant le slogan "Patrie, langue, orthodoxie".

"Un décalque de la loi Poutine"

Mercredi, les députés ont voté – à 83 voix pour et 23 contre – ce texte que le Rêve géorgien compte adopter définitivement d'ici mi-mai, malgré trois semaines de mobilisation de ses détracteurs dans la rue. Une troisième lecture est prévue avant que la présidente Salomé Zourabichvili, élue en 2018 et désormais en conflit avec le parti au pouvoir, y mette son veto, selon ses déclarations. Le Rêve géorgien dispose cependant d'assez de voix au Parlement pour pouvoir passer outre, comme l'a confirmé la cheffe de l'État elle-même sur l'antenne de France 24. "Mais derrière ce veto, il y a aussi toute la population qui est dans la rue et qui dénonce cette loi", a-t-elle souligné.

En 2023, Salomé Zourabichvili, farouche partisane du rapprochement avec l'UE, avait déjà ouvertement soutenu les manifestants. Comme eux, elle estime qu'il s'agit d'un "décalque de la loi Poutine" utilisée par le Kremlin depuis 2014 pour persécuter les voix dissidentes, ONG et médias indépendants.

Le chercheur franco-géorgien Thorniké Gordadzé, ancien ministre d'État pour l'Intégration européenne, partage les mêmes craintes : "Ce n'est pas tellement contre l'opposition politique, il s'agit avant tout d'éliminer la société civile, les ONG et les médias critiques. S'ils refusent de s'enregistrer en tant que tels, le gouvernement aura les mains libres pour les condamner et ensuite pour les dissoudre."

Ancienne République soviétique, la Géorgie a pris un virage pro-occidental il y a deux décennies, une orientation longtemps portée par l'ex-président Mikheïl Saakachvili, aujourd'hui emprisonné. Mais le parti actuellement au pouvoir, le Rêve géorgien, est accusé par l'opposition de ramener insidieusement le pays vers Moscou. "C'est une démonstration de loyauté et d'allégeance au régime de Vladimir Poutine, qui exige que les pays de sa zone d'influence historique adopte ce genre de loi. Si la Géorgie adopte cette loi, cela détruit le processus de l'intégration européenne", souligne Thorniké Gordadzé.

Quel impact sur la procédure d'adhésion à l'UE ?

En décembre, l'UE a accordé à la Géorgie le statut de candidat officiel, mais a déclaré que Tbilissi devrait mener des réformes de ses systèmes judiciaire et électoral, accroître la liberté de la presse et limiter le pouvoir des oligarques avant que les négociations d'adhésion ne soient officiellement lancées.

Mais comme le note Gauthier Rybinski, chroniqueur international de France 24, il n'est pas si facile de s'émanciper "de ces résidus d'histoire soviétique". Les oligarques géorgiens "sont tout à fait favorables au rôle de Moscou parce que c'est ce qui leur permet de faire des affaires", décrit-il. Le projet de loi a donc pour objectif "de museler ceux qui dans la société civile iraient éventuellement mettre leur nez dans les procédures d'enrichissement des uns et des autres", ajoute-t-il.

Ce texte pourrait désormais, selon ses détracteurs, ruiner les chances de la Géorgie d’accéder un jour à l’Union européenne. Le président du Conseil européen, Charles Michel, a en effet estimé qu'il n'était pas compatible avec le souhait de la Géorgie de devenir membre de l'UE. "Je pense que le gouvernement fait cela à dessein", explique le chercheur Thorniké Gordadzé. "C'est un sabotage. Ils pourront ensuite dire que ce sont les Européens qui ont refusé que la Géorgie soit membre de l'Union européenne."

Manifestations en Géorgie : les raisons de la colère

Face à ce risque, Gauthier Rybinski estime que l'UE ne doit pas tourner le dos à la Géorgie dont la candidature est, selon les sondages, largement soutenue par la population : "Il ne faut pas faire comme on a fait autrefois avec la Turquie, qui a pris un visage autoritaire après la décision de Bruxelles de ne pas examiner sa candidature à l'entrée dans l'UE."

La présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, a pour le moment indiqué mercredi suivre avec une "vive inquiétude" les manifestations, appelant Tbilissi à "garder le cap" vers l'UE. "Les citoyens géorgiens démontrent leur profond attachement à la démocratie, le gouvernement géorgien devrait tenir compte de ce message clair", a-t-elle déclaré sur X. De son côté, Paris, par la voix de Christophe Lemoine, porte-parole adjoint du ministère français des Affaires étrangères, a réitéré sa "vive inquiétude" concernant un projet de loi qui va "à l'encontre des valeurs sur lesquelles est fondée l'Union européenne et auxquelles le peuple géorgien a montré son profond attachement". "La France se tient aux côtés de la Géorgie dans cette voie exigeante et déplore à cet égard les accusations d'ingérence qui ciblent l'Union européenne", a-t-il ajouté.

Élections test en octobre

Ces troubles surviennent à quelques mois des élections législatives prévues en octobre et considérées comme un test important pour la démocratie dans cette ex-République soviétique habituée aux crises politiques. "Dans ces élections, la Géorgie devra confirmer ce qui a été son choix depuis 30 ans, depuis l'indépendance, celui de 80 % de la population, son choix européen", insiste la présidente Salomé Zourabichvili.

Au pouvoir depuis 2012, le Rêve géorgien affrontera son principal rival, le Mouvement national uni de l'ancien président Mikheïl Saakachvili. Lors des dernières élections législatives de 2020, l'opposition avait dénoncé des fraudes orchestrées par le parti au pouvoir.

De son côté, Thorniké Gordadzé ne cache pas son inquiétude, craignant "une violence qui peut se déclencher de la part du gouvernement qui se sent menacé", mais il se veut toutefois optimiste "face à cette jeunesse géorgienne qui ne veut pas entendre parler du retour en arrière et qui ne veut pas redevenir une colonie de la Russie".

Avec AFP et Reuters