Volodymyr Zelensky a de nouveau mis la pression sur les États-Unis, dimanche 7 avril, pour qu’ils autorisent l’aide militaire nord-américaine attendue de 60 milliards de dollars, bloquée au Congrès par des partisans de Donald Trump. Sans elle, le président ukrainien craint que son pays ne tienne pas face à une probable offensive d’ampleur russe.
Mais il n’y a pas que le soutien occidental qui est source d’inquiétudes côté ukrainien. Kiev est aussi engagé dans une course contre la montre pour établir des lignes défensives dignes de ce nom en anticipation d’une intensification des attaques russes attendues "fin mai, début juin", a affirmé Volodymyr Zelensky lors d’un entretien accordé à la chaîne américaine CBS fin mars.
Les leçons d'Adviika
L’ampleur du problème est apparue à l’occasion de la bataille d’Avdviika qui s’est achevée, mi-février, par la chute de cette ville située juste au nord de Donetsk. Après cette défaite ukrainienne, Kiev avait d'abord voulu se montrer rassurant en assurant disposer d’une ligne de défense suffisante pour empêcher toutes velléités russes de continuer leur progression. Mais "les Russes ont ensuite capturé trois villages dans les environs en moins d’une semaine", soulignait le New York Times, dans un article consacré à l’effort défensif ukrainien publié le 2 mars.
Dans cette enquête, le quotidien new-yorkais note alors le côté "rudimentaire" des fortifications défensives ukrainiennes. Un constat qu'il n’est pas le seul à avoir fait : de son côté, la chaîne CNN a cité des "sources militaires ukrainiennes anonymes" déplorant "l’impréparation des défenses ukrainiennes".
Pourtant, "les lignes défensives autour d’Adviika étaient supposées être en meilleur état qu’à d’autres endroits de la ligne de front", souligne Huseyn Aliyev, spécialiste de la guerre en Ukraine à l’université de Glasgow, en Écosse. Elles ont, en effet, été établies en s’appuyant sur des fortifications déjà construites en 2014, lors de combats entre l’armée ukrainienne et les forces pro-Russes de la région séparatiste de Donetsk.
Le gouvernement ukrainien a commencé à faire d’une ligne défensive solide une priorité absolue en novembre 2023. Volodymyr Zelensky l’a répété en décembre et le gouvernement s'est ensuite fixé un objectif ambitieux : établir un système de fortifications sur 2 000 kilomètres, qui n’aurait rien à envier à la célèbre ligne de défense Sourovikine russe.
Il s’agit du dispositif de défense en profondeur que la Russie a réussi à établir en six mois entre octobre 2022 et mars 2023, sur plus de 800 kilomètres. Fait de bunkers, de "dents de dragons" - des sortes de cônes en béton posés sur le sol pour ralentir l’avance des chars -, de champs de mines et de tranchées, cet ouvrage avait considérablement ralenti la contre-offensive ukrainienne du printemps 2023.
Ligne Sourovikine : mission impossible ?
"Kiev ne veut pas se référer directement à un ouvrage russe et "refuse de parler de ligne Sourovikine à l’ukrainienne, mais l’armée s’en inspire clairement", affirme Huseyn Aliyev. "Les Ukrainiens espèrent bâtir leur propre système de défense - avec des mines, des 'dents de dragon', des bunkers - qui pourrait ralentir l’avancée des chars et épuiser les forces russes lors de l’offensive à venir", abonde Will Cox, spécialiste de la guerre en Ukraine pour Europinion, une plateforme de réflexion sur les questions sécuritaires et géopolitiques en Europe.
Sauf que "ce qui a été construit n’est pas comparable du tout à la ligne Sourovikine", assure Glen Grant, un analyste senior à la Baltic Security Foundation et spécialiste des questions militaires russes. "C’est fait dans le même esprit, mais le résultat est beaucoup moins élaboré et n’apporte pas de défense en profondeur pour l’instant", précise Jeff Hawn, spécialiste de la Russie à la London School of Economics.
Car les obstacles à cette ligne Sourovikine à l’Ukrainienne sont multiples. À commencer par le contexte. "La Russie a pu se concentrer sur leurs fortifications pendant six mois sans avoir de pression militaire particulière de la part des Ukrainiens [qui étaient en train de préparer leur contre-offensive, NDLR]", souligne Glen Grant.
Les Ukrainiens sont, quant à eux, obligés "d’ériger leurs positions défensives à une vingtaine de kilomètres de la ligne de front pour éviter de se faire bombarder pendant la construction", note Huseyn Aliyev. Il est donc "plus juste de parler de ligne de repli plutôt que de ligne défensive", souligne Glen Grant.
Les efforts d’installation de fortifications se concentrent par ailleurs "autour des villes et régions qui peuvent être attaquées depuis plusieurs directions [comme Zaporijia ou Koupiansk, NDLR]", précise Jeff Hawn.
Les Ukrainiens ont aussi pris beaucoup de retard. "Ils ont certes commencé à en parler en novembre, mais les travaux n’ont débuté qu’à partir de janvier. C’est-à-dire qu’ils ont commencé à creuser des tranchées quand la terre était la plus gelée, ce qui n’était pas optimal", assure Huseyn Aliyev.
"Il y a eu clairement une erreur politique. Le gouvernement ukrainien aurait dû entamer la construction de ces défenses à partir du moment où les États-Unis ont commencé à traîner des pieds pour envoyer de l’argent à l’Ukraine [à partir d’octobre 2023]", souligne Glen Grant.
Génie, y es-tu ?
La Russie a aussi pu s’appuyer sur des unités d’ingénierie pour accélérer et superviser la construction de la ligne Sourovikine. Ce n’est pas le cas pour l’Ukraine. "Il y a un clair manque de main-d'œuvre spécialisée dans l’armée, ce qui fait qu’elle a dû faire appel à des entreprises privées pour fournir le matériel et les ouvriers", note Huseyn Aliyev.
Dès lors, la construction d’une ligne Sourovikine à l’Ukrainienne a ouvert une boîte de Pandore administrative. "Il faut obtenir des autorisations spécifiques pour ce type de contrat et aussi convaincre les entreprises retenues d’aller envoyer une main-d’œuvre civile faire des constructions dans des zones proches de la ligne de front", résume Huseyn Aliyev.
Mais Kiev n’a pas le choix. "Pour l’instant, l’armée ukrainienne ralentit l’avancée russe essentiellement grâce aux drones. Mais face aux tirs d’artillerie, il faudra forcément davantage d’abris défensifs pour les soldats", affirme Glen Grant. "Même si l’Ukraine est en retard sur son programme de fortification, elle doit s’y atteler car sinon c’est un aveu de défaite", abonde Will Cox.
Même en y mettant tous les moyens possibles, Kiev "ne devrait pas être capable d’atteindre son objectif d’avoir des fortifications sur 2 000 km d’ici à début juin", craint Huseyn Aliyev. Ce qui ne signifie pas que c’est gagné d’avance pour Moscou. L’essentiel pour Kiev, d’après les experts interrogés par France 24, est d’avoir un système défensif capable de tenir bon jusqu’à ce que les États-Unis débloquent l’aide promise. Pour l’instant, les tranchés, bunkers et "dents de dragon" représentent le meilleur moyen de pallier ce manque de munitions côté ukrainien.