La vérification en bref :
- Quelques heures après l’attaque terroriste du 22 mars 2024, l’une des principales chaînes de télévision russes, NTV, a diffusé une vidéo semblant montrer un haut responsable ukrainien qui confirmerait l’implication de Kiev dans l’attentat. Mais la vidéo est un "deepfake".
- Une photo des personnes suspectées d’avoir organisé l’attentat à côté du drapeau du groupe État islamique a été reprise par des comptes qui affirment que les terroristes ne seraient pas réellement musulmans, car ils pointent leur index gauche, et non droit, vers le drapeau. Mais cet argument est infondé car il existe d’autres images de terroristes de ce groupe dans la même position.
- Des comptes pro-Kremlin ont partagé la vidéo d’un minivan blanc retrouvé près du lieu de l’attaque en prétendant qu’il s’agissait d’un véhicule ukrainien utilisé par les terroristes. Mais la plaque d’immatriculation est en fait biélorusse.
Le détail de la vérification :
Attention à ce "deepfake" qui met en scène l’Ukrainien Oleksiy Danilov
Une première intox est devenue virale quelques heures après l’attaque du Crocus City Hall. L’une des principales chaînes de télévision en Russie, NTV, a diffusé lors d’un journal télévisé une vidéo où l’on peut voir Oleksiy Danilov, ancien secrétaire du Conseil national de sécurité de l’Ukraine, qui avouerait l’implication de son pays dans l’attentat.
Cette scène a été vue des centaines de milliers de fois sur les réseaux sociaux. Les comptes qui la partagent, comme celui-ci, reprennent les propos entendus dans la vidéo, qu’ils brandissent comme une preuve de la culpabilité de Kiev dans l’attentat. La bande son peut en effet être traduite ainsi : "N’est-ce pas amusant ce qu’il s’est passé à Moscou aujourd’hui ? Je pense que c’est très amusant (...). J’aimerais croire que nous organiserons de tels divertissements pour eux plus souvent."
Mais le clip diffusé par la télévision russe est en fait un montage de deux interviews diffusées par les médias ukrainiens quelques jours avant l’attentat.
En tapant les mots clés "Oleksiy Danilov" en ukrainien sur YouTube, il est possible de retrouver cette vidéo, postée par le média ukrainien indépendant Pravda le 19 mars, dans laquelle Oleksiy Danilov est vêtu de la même façon.
Dans cette interview, le haut responsable ukrainien donne son ressenti sur la situation à Belgorod, une ville russe frontalière de l'Ukraine, et non sur l’attentat à Moscou. "Le secrétaire du CDSN, Oleksiy Danilov, a commenté l'éventuel déploiement de troupes françaises en Ukraine, ainsi que la situation dans les régions où les volontaires russes mènent des opérations", indique le média ukrainien en légende.
Une recherche par image inversée (voir ici comment procéder) permet ensuite de remonter à une autre vidéo publiée le 16 mars 2024 par la chaîne télévisée ukrainienne My-Ukraina, dans laquelle on voit les présentateurs visibles dans la vidéo diffusée par la télévision russe. Mais la personne qu’ils interrogent n’est pas Oleksiy Danilov : il s’agit de Kyrylo Budanov, chef du renseignement militaire ukrainien qui, d’après la légende de la vidéo YouTube, "s'exprime sur les raids de la RDC et de la Légion Liberté de la Russie et sur la situation réelle des élections dans les territoires occupés".
Le clip diffusé par NTV est donc un montage de ces deux vidéos diffusées par des médias ukrainiens. En outre, sa bande son a été manipulée pour faire croire qu'Oleksiy Danilov avouerait la responsabilité de l’Ukraine dans l’attentat du 22 mars. C’est en tout cas ce que suggère une analyse de l’audio réalisée par BBC Verify, avec l’aide de l’Université John Moores de Liverpool et de son "Advanced Forensic Technology Research Group".
Une photo des terroristes utilisée pour faire croire qu’ils ne seraient pas vraiment musulmans
Une autre théorie diffusée par des comptes X suggère que les terroristes n'appartiendraient pas réellement au groupe État islamique. Pour cela, ils partagent des images diffusées par l’organisation jihadiste pour revendiquer l’attentat : on y voit quatre hommes pointant leur index gauche vers un drapeau du groupe État islamique. Les vêtements de trois d’entre eux correspondent bien à ceux des terroristes, filmés dans le tribunal de Russie devant lequel ils ont comparu le 24 mars.
Selon ces comptes, il serait impossible que ces hommes soient musulmans, car on les voit faire leur profession de foi en levant leur index gauche vers le ciel. Or, ce signe, qui à l’origine n’est pas radical mais une simple manière de montrer sa foi en l’islam, est en général effectué par les terroristes avec la main droite, la main gauche étant celle avec laquelle les musulmans réalisent les ablutions.
Ce tweet par exemple, vu près de quatre millions de fois, prétend ainsi que les terroristes "ne savaient pas ce qu’ils faisaient", sous-entendant qu’ils étaient téléguidés pour organiser l’attaque, et que ces images partagées par le groupe État islamique seraient une "mise en scène" pour "couvrir la trace" des vrais coupables. Beaucoup de comptes relaient ce narratif pour affirmer que les vrais responsables seraient l’Occident, et en particulier les États-Unis et l’Ukraine.
Pourtant, quand on tape les mots "Isis flag" ou encore "Drapeau de l’État islamique" dans un moteur de recherche, on peut voir plusieurs images de terroristes de ce groupe levant leur index gauche tout en brandissant le drapeau de leur organisation.
C’est d’ailleurs ce que signale aussi cet internaute sur X.
La plaque d’immatriculation de ce fourgon retrouvé près du Crocus City Hall n’est pas ukrainienne
Après l’attentat du Crocus City Hall, des internautes ont rapidement propagé la rumeur selon laquelle un minivan blanc avec une plaque d’immatriculation ukrainienne aurait été retrouvé à proximité. Selon eux, il aurait été contrôlé par les autorités russes qui le suspecteraient d’appartenir aux terroristes. Dans la vidéo, diffusée notamment par ce compte, qui a obtenu plus de 2 millions de vues, il est possible de voir uniquement une partie de la plaque d’immatriculation, où l’on lit "94 IX-6".
Mais ce modèle de plaque d’immatriculation ne correspond pas aux plaques ukrainiennes actuelles : depuis 2018, elles sont composées de deux lettres – correspondant à la région –, de quatre chiffres, puis de deux autres lettres.
La cellule de fact-checking du média Logically Facts a recensé l’ensemble des plaques d’immatriculation ukrainiennes depuis 1958, et aucune ne correspond à la plaque d’immatriculation du van de la vidéo.
En revanche, il pourrait s’agir d’une plaque biélorusse car les plaques dans ce pays sont composées de quatre chiffres, deux lettres et un chiffre, d’après les médias Belarous Segodnia et Respublika.
Une campagne orchestrée par des bots russes contre l’Ukraine
Hormis ces intox, des dizaines d’autres fausses informations ont été partagées par des comptes pro-Poutine sur les réseaux sociaux pour appuyer la théorie du président russe selon laquelle l’Ukraine serait impliquée d’une manière ou d’une autre dans l’attentat du Crocus City Hall.
Selon le projet "All Eyes on Wagner", de nombreux comptes diffusant des messages prorusses auraient été créés sur X après l’attentat du 22 mars.
D’après "All Eyes on Wagner", ces comptes semblent fonctionner de manière "inauthentique et coordonnée" pour appuyer l’idée selon laquelle l’Ukraine ou les pays occidentaux en général seraient responsable de l’attentat. Cette campagne serait "commanditée par le réseau RRN (un réseau de bots) / Doppleganger", que "All Eyes on Wagner" dit affilié à une unité militaire du service de renseignement militaire de la Fédération de Russie (GRU).
Depuis l’attentat du 22 mars, plusieurs représentants du pouvoir russe restent persuadés que l’Ukraine est impliquée dans l’attaque, malgré sa revendication par le groupe État islamique. "Bien sûr que c’est l’Ukraine", a affirmé Nikolai Patrushev, secrétaire du Conseil de sécurité russe. De son côté, Sergueï Lavrov, le chef de la diplomatie russe, a expliqué avoir refusé l’aide d’Interpol (organisation internationale de police criminelle) dans l’enquête sur cet attentat, car celle-ci privilégierait forcément "la théorie favorable à l'Occident selon laquelle le groupe État islamique a commis l'attentat et que l'Ukraine n'y est pour rien".