Les premières estimations des médias indépendants quant à l’ampleur de la manipulation des votes lors de la présidentielle russe viennent d’être publiées. Elles reposent toutes sur la méthode Shpilkin qui, depuis plus de dix ans, cherche à quantifier le bourrage des urnes en Russie.
Vingt millions de bulletins falsifiés ? Trente millions ? Les premières estimations de médias russes indépendants concernant l’ampleur de la fraude électorale lors de la présidentielle qui s’est déroulée du vendredi 15 mars au dimanche 17 mars, commencent à tomber.
"Environ 22 millions de bulletins officiellement en faveur de Vladimir Poutine ont été falsifiés", assure Meduza, le site russe de journalisme d’investigation qui a interrogé à ce sujet Ivan Shukshin, un analyste électoral russe.
Fraude massive
Même résultat pour le site d’information Important Stories. Il aboutit à 21,9 millions de faux votes pour le président sortant, dont la réélection avec plus de 87 % des voix est très critiquée en dehors de Russie.
De son côté, le média d’opposition Novaya Gazeta Europe conclut à une fraude encore plus massive. Il y aurait eu 31,6 millions de bulletins falsifiés en faveur de Vladimir Poutine, d’après leur estimation. Un total qui "correspond à près de 50 % de l’ensemble des voix qui se sont exprimées en faveur du président, d’après la Commission électorale centrale [64,7 millions de voix pour Vladimir Poutine, NDLR]", résume Jeff Hawn, spécialiste de la Russie à la London School of Economics.
Trois estimations qui toutes suggèrent "une fraude à une échelle sans précédent dans l’histoire électorale russe", souligne Matthew Wyman, spécialiste de politique russe à l’université de Keele (Royaume-Uni).
Elles ont aussi un autre point commun : toutes utilisent la même méthode algorithmique pour découvrir la meilleure estimation possible du nombre de faux votes en faveur du maître du Kremlin. Elle s’appelle "méthode Shpilkin", du nom du statisticien Sergey Shpilkin qui l’a mise au point il y a une dizaine d’années. Son travail d’analyse des élections en Russie, débuté en 2007, lui a valu plusieurs récompenses prestigieuses en Russie, dont le prix PolitProsvet pour la recherche électorale, décerné en 2012 par l’ONG Liberal Mission.
Mais il s’est aussi fait de puissants ennemis en dénonçant la fraude électorale. Sergey Shpilkin s’est ainsi retrouvé en février 2023 sur la liste des "agents étrangers".
Taux de participation louches
Sa méthode "propose une manière simple pour évaluer quantitativement la fraude électorale en Russie, alors que la plupart des autres approches servent surtout à détecter s’il y a ou non fraude", souligne Dmitry Kogan, statisticien basé en Estonie qui a travaillé avec Sergey Shpilkin et d’autres pour développer des outils d’analyses des résultats électoraux.
Cette approche, reprise par Meduza, Important Stories ou encore Novaya Gazeta, se fonde "sur le taux de participation dans chaque bureau de vote", précise Dmitry Kogan.
Le but est de déterminer quels sont les bureaux de vote où cette participation n’apparaît pas anormalement élevée. Ils pourront servir de référence pour avoir une idée de la répartition réelle des voix entre les différents candidats. En théorie, la proportion des scrutins en faveur de chacun des candidats ne change pas - ou alors seulement à la marge - selon le taux de participation. Autrement dit, la méthode Shpilkin a pu déterminer qu’en Russie, le candidat A a toujours en moyenne X % des voix et le candidat B environ Y %, qu’il y ait 100, 200 ou plus de votants dans un bureau de vote "honnête".
Problème : là où les taux de participation explosent, "on s’est rendu compte que cette évolution proportionnelle de la répartition des votes disparaît complètement et que Vladimir Poutine est le principal bénéficiaire des scrutins supplémentaires exprimés", souligne Alexander Shen, mathématicien et statisticien au Laboratoire d'informatique, de robotique et de microélectronique de Montpellier (LIRMM) du CNRS.
Pour quantifier la fraude, il suffit de comparer le score de Vladimir Poutine avec ce qu'aurait été le résultat si la répartition des scrutins avait été du même ordre que dans un bureau de vote "honnête". La différence avec son score officiel donne une idée de l’ampleur de la manipulation des résultats en sa faveur.
La méthode Shpilkin permet ainsi de chiffrer le "bourrage d’urnes et les jeux d’écriture pour ajouter des votes à Vladimir Poutine", résume Alexander Shen.
Les limites de la méthodes Shpilkin
Mais attention, "ce procédé serait inutile si le pouvoir utilisait des méthodes plus subtiles pour truquer les résultats", reconnaît Dmitry Kogan. Par exemple, si les "fraudeurs" enlevaient des voix à l’un des candidats pour les ajouter à Vladimir Poutine, la méthode Shpilkin ne fonctionnerait plus. "Le fait que les autorités semblent continuer à utiliser les méthodes les plus basiques démontre que cela ne les dérange pas qu’on se rende compte de la manipulation", note Dmitry Kogan.
Une autre faiblesse de la méthode Shpilkin est qu’il "faut avoir au moins quelques bureaux de vote où on peut être raisonnablement sûr qu’il n’y a pas de fraude", estime Dmitry Kogan. Pour lui, ce n’est pas évident dans le cas de la dernière présidentielle. "Je ne suis pas sûr qu’on puisse réellement reconstruire une répartition réaliste des votes entre les candidats, car je ne sais pas s’il y a suffisamment de données exploitables", confirme Alexander Shen.
De quoi nier la validité des estimations avancées par les médias indépendants russes ? Dmitry Kogan a arrêté d’essayer de quantifier la fraude électorale en Russie en 2021. "À l’époque, j’avais estimé que près de 20 millions de votes pour l’élection à la Douma avaient été falsifiés. Ensuite, je me suis dit à quoi bon se donner tant de mal puisque les scrutins étaient complètement truqués", explique-t-il.
Il considère néanmoins qu’il est important d’avoir les estimations fondées sur la méthode Shpilkin, car même s’il est difficile de se faire une idée précise, "l’ordre de grandeur est probablement juste".
Ces estimations sont également "une arme politique importante", affirme Matthew Wyman. Elles permettent "de battre en brèche le narratif du pouvoir russe qui affirme que le fort taux de participation et le vote d’adhésion à Poutine démontrent que le pays est uni", explique-t-il.
C’est aussi un message important adressé au public international. "Il y a ce cliché selon lequel les Russes votent naturellement pour les figures autoritaires. En démontrant à quel point les chiffres sont gonflés, c’est une manière de prouver que la réalité est bien plus nuancée", juge Jeff Hawn.