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La Gagaouzie, l’autre épine pro-russe dans le pied de la Moldavie
La Gagaouzie pourrait-elle devenir une seconde Transnistrie ? C'est ce que l'on pourrait penser après que la gouverneure de cette petite région de Moldavie a reçu l’assurance de Moscou de la soutenir contre “les actions illégales” du gouvernement moldave. France 24 fait le point sur cette nouvelle porte d'entrée pour les opérations de déstabilisation russes.

Comme si les aspirations indépendantistes de la Transnistrie ne suffisaient pas aux malheurs de la Moldavie. Depuis plus d’une semaine, une autre région de ce petit pays enclavé entre l’Ukraine et la Roumanie vient ajouter une épine pro-russe dans le pied de Chisinau : la Gagaouzie. 

En effet, depuis février 2022 et l'offensive russe en Ukraine, le sort de la Moldavie est devenu une source d'inquiétude. Cette ex-république soviétique, coincée entre la Roumanie et l'Ukraine (et qui ne bénéficie pas de la protection de l'Otan) est perçue comme une cible des opérations russes de déstabilisation.

Moscou a surtout des vues sur une partie du territoire moldave, la Transnistrie, qui échappe à sa souveraineté depuis la désintégration de l'URSS en 1991. Depuis lors, un corps d'armée russe y stationne.

Mais c'est la Gagaouzie qui a davantage attiré l'attention médiatique ces derniers jours. Evgenia Gutul, la baskan (gouverneure) de Gagaouzie depuis juillet 2023, a été très officiellement invitée par le président russe, Vladimir Poutine, au Festival mondial de la jeunesse à Sotchi, qui s’est achevé le 7 mars.

Le maître du Kremlin a assuré que la Russie “protégerait les intérêts” des populations pro-russes de cette région tout au sud de la Moldavie, contre les “actions illégales” du gouvernement moldave de Maia Sandu, a soutenu Evgenia Gutul.

La Gagaouzie plutôt que la Transnistrie ?

Sergueï Kirienko, l’un des principaux conseillers de Vladimir Poutine, souvent présenté comme le maître à penser de la plupart des opérations russes d’influence, a également rencontré la gouverneure de Gagaouzie pour “évoquer les moyens dont Moscou dispose pour [la] soutenir”, souligne les experts de l’Institute for the study of war, un cercle de réflexion américain qui publie quotidiennement des rapports sur la Russie et la guerre en Ukraine. 

“Un nombre anormalement élevé de milblogueurs [ces commentateurs militaires russes souvent issus de la mouvance ultra-nationaliste très actif sur les réseaux sociaux, NDLR] ont évoqué la visite d’Evgenia Gutul en Russie, indiquant que la région gagne en importance aux yeux de Moscou”, poursuit le rapport de l’Institute for the study of war.

De quoi inquiéter la très pro-UE présidente moldave Maia Sandu ? Jusqu’à présent, le Kremlin semblait miser quasi-exclusivement sur la région séparatiste de Transnistrie, à la frontière avec l’Ukraine, pour déstabiliser la Moldavie et tenter de rétablir un semblant de contrôle sur cet ex-État soviétique qui penche de plus en plus vers l’Ouest. 

La Gagaouzie, l’autre épine pro-russe dans le pied de la Moldavie

La situation avait d’ailleurs semblé se tendre considérablement, fin février, avec “l’appel à l’aide” des autorités autoproclamées de Transnistrie, qui voulaient que Moscou prenne des “mesures proactives” pour les protéger contre la Moldavie. Mais Vladimir Poutine avait totalement ignoré cette demande d'intervention.

Il semble donc que le Kremlin préfère passer par la fenêtre Gagaouze plutôt que par la porte de Transnistrie. 

La décision russe d’instrumentaliser la situation en Gagaouzie n’est pas étonnante pour les experts interrogés par France 24. “Elle est avec la Transnistrie, la région moldave la plus pro-russe”, souligne Luke March, spécialiste des relations de la Russie avec les pays de l’Est à l’université d’Edimbourg. 

“Il y a un terreau fertile pour Moscou car près de 95 % de la population en Gagaouzie est pro-russe, y compris parmi l’élite locale.  Et aucun des candidats au poste de baskan l’an dernier n’a soutenu la politique [pro-UE] de Maia Sandu”, ajoute Ryhor Nizhnikau, spécialiste des relations russo-moldaves au Finnish Institute of International Affairs.

La Gagaouzie ne peut être réduite pour autant à une autre Transnistrie. D’abord, parce que parmi les près de 135 000 habitants de Gagaouzie, la plupart sont des chrétiens orthodoxes turcophones. Rien à voir avec la Transnistrie, où près d’un tiers de la population détient la nationalité russe, permettant à Moscou de se présenter comme le défenseur des russophones vivant au-delà des frontières de la mère patrie.

L'ombre de l'oligarque Ilan Shor

En outre, “si le conflit avec les séparatistes en Transnistrie n’a jamais été résolu, ce n’est pas le cas en Gagaouzie où un accord conclu en 1994 stipulait un certain degré d’autonomie à cette région”, résume Adrian Rogstad, spécialiste des relations entre la Russie et l’Europe de l’Ouest à l’université de Groningue (Pays-Bas). Depuis les années 1990, le gouverneur élu de cette région a, par exemple, droit à un poste au sein du gouvernement moldave.

Pourquoi alors cette poussée de fièvre dans le sud de la Moldavie ? Depuis le début de la grande offensive russe en Ukraine, les populations pro-russes ont pu avoir l’impression d’être ostracisées, reconnaît Luke March. Le gouvernement moldave a, notamment, interdit en octobre dernier une vingtaine de médias russophones qui étaient diffusés dans le pays et était particulièrement populaire en Gagaouzie “où près de 90 % de la population parlent russe et s’informent essentiellement à travers des chaînes russophones”, souligne Ryhor Nizhnikau.

Ensuite, Evgenia Gutul n’est pas n’importe quelle politicienne pro-russe. Elle appartient au parti Șor de l’oligarque israélo-moldave Ilan Shor, “connu pour ses bonnes relations avec Moscou”, note Luke March. “Il tire probablement les ficelles en coulisses. C’est quelqu’un qui, depuis son exil en Israël, est en conflit ouvert avec le gouvernement moldave et ne se prive pas de pousser les intérêts de la Russie”, précise Adrian Rogstad. 

L’an dernier, il avait été accusé par les autorités moldaves de fomenter un coup d’État pro-russe. Il a aussi été condamné en 2017 pour avoir détourné près d’un milliard de dollars soit "l’équivalent de 8 % du PIB de la Moldavie [à l’époque]". Un jugement qui l’a poussé à l’exil.

Moscou veut peser sur les élections

La Gagaouzie est ainsi devenue la terre de “convergence entre le désir d’Ilan Shor de prendre sa revanche sur le gouvernement moldave et les tentatives de déstabilisation de Moscou”, affirme Adrian Rogstad. En effet, pour l’instant, “les Russes sont allés aussi loin qu’ils le pouvaient en Transnistrie”, estime Ryhor Nizhnikau. Vladimir Poutine a ignoré les appels à l’aide des autorités de cette région séparatiste parce que la prochaine étape d’escalade des tensions “serait d’envoyer des troupes sur place. Mais avec la guerre en Ukraine, il n’a pas les moyens de mobiliser des forces supplémentaires et, surtout, la Russie ne peut pas accéder géographiquement à la Transnistrie”, souligne Luke March.

En bon opportuniste, le président russe se serait ainsi tourné vers la Gagaouzie pour ouvrir un nouveau front de déstabilisation. “Moscou commence seulement à y faire monter la pression”, souligne Ryhor Nizhnikau.

Le Kremlin est, en fait, en train de placer ses pions en vue d’une année électoralement très chargée en Moldavie. En novembre, Maia Sandu se présente pour un second mandat à la tête du pays et, dans la foulée, elle compte organiser un référendum sur l’adhésion à l’Union européenne. Puis ce sera au tour des élections législatives d’être organisées au printemps 2025. 

Autrement dit, c’est le moment où jamais pour Moscou d’essayer de tout faire pour peser sur l’issue de ces scrutins et de maintenir la Moldavie loin de l'UE et plus près de Moscou. “Il devrait y avoir à partir de cet automne une intensification des opérations d’influence russes très dangereuses pour la démocratie moldave”, craint Ryhor Nizhnikau. Selon lui, le Kremlin est d’autant plus déterminé que les Russes ont l’impression que l’Occident “est aussi plus proactif contre leurs intérêts en Moldavie, notamment avec la signature d’un partenariat de défense avec la France [le 7 mars]”.