
En Occident, il est sorti de l'anonymat à partir de l'été 2023. Le Conseil de l'Union européenne a décidé, en juillet, d'ajouter Ilya Gambachidze à la liste des ressortissants russes visés par des sanctions. La raison : il est le fondateur de la Social Design Agency (SDA) et de Struktura, deux entités ayant joué un rôle important dans la massive opération de désinformation russe Doppelgänger ["sosie" en allemand], qui vise les pays européens depuis le printemps 2022.
Mais ce n'est que le début. Ilya Gambachidze, un quadra à l'air sévère de technocrate russe, réapparaît en Amérique du Sud en novembre 2023. Les États-Unis accusent alors la SDA d'avoir mis en place une version sud-américaine de Doppelgänger. "La SDA a joué à la fois un rôle de coordinateur des différents acteurs impliqués dans ces campagnes de désinformation mais aussi d'opérateur, en créant des faux contenus", souligne Coline Chavane, analyste renseignement sur la menace cyber pour Sekoia.io, une société française de sécurité informatique.
Désinformation en Europe, Amérique et Ukraine
Puis, le prolixe désinformateur russe, qui reste par ailleurs très discret sur sa vie privée, revient de nouveau cibler l'Europe et la France. Dans les jours qui suivent le début de la guerre entre Israël et le Hamas, en octobre 2023, des tags d'étoile de David se multiplient dans les rues de Paris. L'enquête montre qu'ils sont liés à l'opération Doppelgänger. Plus précisément, la SDA est accusée par Viginum, l'agence gouvernementale française de défense contre l'influence numérique étrangère, de vouloir amplifier le sentiment de poussée de l'antisémitisme en France, en relayant ce phénomène sur le réseaux sociaux.
Le Kremlin aurait même aussi intronisé Ilya Gambachidze grand ordonnateur d'une nouvelle campagne de propagande anti-occidentale en Ukraine, d'après des documents détaillant ce plan de désinformation, signés de la main du patron de la SDA et qui ont fuité dans les médias ukrainiens.
Dans ces documents, Ilya Gambachidze est aussi présenté comme l'un des principaux conseillers de l'ombre de "L'Autre Ukraine", un nouveau mouvement anti-Zelensky.
"Cet Ilya Gambachidze apparaît vraiment comme un élément très central du nouveau dispositif de Moscou pour diffuser la désinformation russe dans le monde", résume Andrew Wilson, spécialiste de la Russie à l'University College de Londres.
Contacté par France 24, le Conseil de l'UE a refusé de commenter l'importance que Bruxelles attache à ce propagandiste russe, citant la "confidentialité des travaux préparatoires" pour décider de sanctionner un individu ou une entreprise. Ilya Gambachidze n'est d'ailleurs pas le seul Russe impliqué dans l'opération Doppelgänger à avoir été épinglé par l'UE. Des individus liés au GRU - le renseignement militaire russe - ont également été sanctionnés.
Il n'est pas non plus l'unique chef d'orchestre de la nouvelle campagne de désinformation en Ukraine : il aurait travaillé avec Sophia Zakharova, une employée du Département russe de communications et des technologies de l'information.
Dans les pas d'Evguéni Prigojine
L'homme semble ainsi incarner le fil rouge de la désinformation russe à grande échelle. Et cette omniprésence suggère "qu'Ilya Gambachidze et la SDA sont progressivement en train de remplacer Evguéni Prigojine [ex-patron du groupe de mercenaires Wagner, NDLR] et son usine à trolls", estime Anton Chekhovtsov, politologue ukrainien et directeur du Centre pour l'intégrité démocratique, un cercle de réflexion sur les régimes autoritaires basé en Autriche.
Mais l'élève est encore loin de remplacer le maître. Le Russe Evguéni Prigojine, célèbre roi des mercenaires et des trolls, avait mis en place un empire de la désinformation à l'international. Depuis sa mort en août 2023, le trône est resté vacant. "Il y a une place à prendre et la compétition est féroce. Ilya Gambachidze semble pour l'instant bien placé", résume Anton Chekhovtsov.
Il se peut aussi que cet héritage soit réparti entre plusieurs acteurs. "On assiste actuellement à une structuration de l'écosystème de la propagande en Russie. Mais pour autant, il n'y a pas forcément un acteur au cœur du système. C'est plutôt un réseau qui se semble être en place", estime Coline Chavane. Auparavant, avec la figure tutélaire d'Evguéni Prigojine, "la désinformation était organisée de manière pyramidale, alors qu'on semble se diriger davantage vers une structure en forme de toile d'araignée avec plusieurs acteurs reliés en réseau, même si les donneurs d'ordres sont toujours les mêmes", précise François Deruty, directeur du renseignement pour Sekoia.io.
Autre chose qui distingue l'aspirant nouveau roi des trolls russes d'Evguéni Prigojine : son apparente discrétion. Rien à voir avec le bagout et l'art de la mise en scène médiatique de feu le patron du groupe Wagner.
Internet est d'ailleurs étrangement avare au sujet d'Ilya Gambachidze. Son âge ? Rien sur le world wide web. Il aurait 46 ans d'après Sergueï Iejov, un journaliste d'investigation russe.
On ne sait pas non plus où il est né, ni s'il est marié ou s'il a des enfants. Tout juste sait-on qu'il dépend, fiscalement, d'un centre des impôts à Moscou. Les photos de lui sont également rarissimes. L'une des plus récentes montre un homme d'allure austère, avec un début de calvitie et sans autre signe distinctif.
Dans la liste européenne des individus sanctionnés, il est cependant qualifié d'ancien conseiller de Piotr Tolstoï. Ce n'est pas rien : l'arrière-petit-fils du monument de la littérature russe Léon Tolstoï est vice-président de la Douma et a été très actif au Conseil de l'Europe jusqu'au début de la grande offensive militaire russe en Ukraine en 2022.
De quoi donner l'image d'un homme mystérieux qui sait cultiver des relations haut placées dans l'appareil d'État russe. Ilya Gambachidze serait-il un Raspoutine de la désinformation, un maître de la manipulation ?
"Un polit-technologue de troisième zone"
Mais l'image peut aussi être trompeuse. "S'il y a aussi peu d'informations sur son compte, c'est peut-être tout simplement qu'il n'est pas suffisamment important en Russie", assène Andreï Pertsev, journaliste pour le média russe indépendant Meduza et fin connaisseur des arcanes du pouvoir à Moscou.
Le cas Ilya Gambachidze illustre comment un même individu peut évoluer dans deux réalités très différentes. Dans l'une, en Occident, il est considéré comme une menace et l'Europe va jusqu'à inscrire cet illustre inconnu sur la liste des personnes sanctionnées. Dans l'autre, en Russie, il est au mieux "un polit-technologue de troisième zone", assure Andreï Pertsev.
Ilya Gambachidze appartient en effet à cet aréopage de consultants politiques à la mode en Russie, omniprésents dans les médias, et qui contrôlent le jeu politique. "Il a la carrière typique du polit-technologue", abonde Andrew Wilson, spécialiste de la Russie à l'University College de Londres.
Ce sont des entrepreneurs qui proposent une large palette de services pour faire gagner un candidat ou imposer un narratif dans le débat public. À l'international, ces polit-technologues sont le plus souvent associés à Evguéni Prigojine, qui les envoyait par dizaines dans des pays africains pour aider les protégés de Moscou à gagner les élections. Mais "il ne faut pas oublier que leur principal gagne-pain consiste à s'occuper des scrutins en Russie, à travailler pour des gouverneurs ou des partis", note Anton Chekhovtsov.
"C'est là que se trouve l'argent !", affirme Andreï Pertsev. L'influence d'un polit-technologue se mesure donc avant tout au prestige de l'élection qu'il est censé aider à remporter. À cet égard, Ilya Gambachidze joue en division très régionale. Il s'est occupé de scrutin dans la petite république de Kalmoukie (aux portes du Caucase russe), ou encore dans l'oblast de Tambov, l'une des régions les moins peuplées de Russie centrale.
"Son équipe [de la SDA] a souvent commis des erreurs et il a été rappelé à plusieurs reprises à Moscou pour éviter une déconvenue électorale", poursuit le journaliste russe, qui ne comprend pas comment un tel individu a pu se retrouver dans le collimateur de Bruxelles.
Sur Telegram, des comptes anonymes ironisent ainsi sur l'effet discutable des conseils d'Ilya Gambachidze à Batu Khassikov, le gouverneur de Kalmoukie en 2019. Il a non seulement échoué à redorer le blason de son poulain, mais sa côte de popularité a même chuté à cette époque.
Lâcher de cochon
Et en août 2023, un collaborateur d'Ilya Gambachidze avait jugé astucieux de lâcher un cochon tatoué de l'emblème du Parti communiste en Khakassie, en Sibérie. L'idée ? Discréditer le gouverneur communiste de cette république, Valentin Konovalov. Mais le plan s'est retourné contre son instigateur : il a été accusé par une partie de la population locale de "ridiculiser l'histoire russe" et a été condamné à payer une amende pour violation des règles de campagne.
Le client le plus prestigieux de la SDA semble avoir été Léonid Sloutski, qui a pris la tête du parti ultranationaliste LDPR en 2022, après la mort du très médiatique et outrancier Vladimir Jirinovski. Le nouveau patron de l'extrême droite voulait combler son déficit de charisme grâce à un polit-technologue. Il s'est retrouvé avec Ilya Gambachidze. Mais ce dernier a rapidement été renvoyé "sans prendre de gant, ce qui signifie qu'Ilya Gambachidze n'est pas jugé très important au Kremlin", estime Andreï Pertsev.
Mais alors comment un tel individu a-t-il pu se retrouver associé à des opérations de désinformation de grande ampleur sur la scène internationale ? "Parfois ce n'est pas la compétence qui compte, mais la loyauté, et en Russie la qualité du réseau est centrale pour un polit-technologue", souligne Andrew Wilson.
Dans le cas d'Ilya Gambachidze, l'homme qui connaît l'homme qui connaît Vladimir Poutine s'appelle Alexandre Kharitchev, un conseiller du Kremlin. "C'est surtout un compagnon de route de Sergueï Kirienko [ex-Premier ministre russe en 1998, NDLR] qui s'occupe aujourd'hui des questions électorales pour le président russe", explique Andreï Pertsev.
Fin décembre 2023, le Washington Post a même fait de Sergueï Kirienko le cerveau de plusieurs opérations d'influence dont l'une visait à renforcer les liens entre la Russie et l'extrême droite française.
"Les gens viennent voir Sergueï Kirienko pour des questions électorales ou autres et ce dernier délègue à Alexandre Kharitchev le soin de trouver le ou les bons polit-technologues", détaille Andreï Pertsev.
Chair à canon informationnelle
C'est ainsi qu'Ilya Gambachidze se retrouve associé aux opérations de désinformation à l'international. "La raison principale est qu'il ne serait pas cher", assure le journaliste russe. Car pour cet expert, dans l'ordre des priorités budgétaires du Kremlin, faire gagner le bon candidat aux élections qui comptent en interne est plus important que de lancer une campagne de désinformation en Europe.
En outre, "les meilleurs polit-technologues ne seraient probablement pas intéressés", ajoute Andreï Pertsev. Le jeu n'en vaut pas la chandelle : travailler sur le marché interne est plus lucratif et ils ne risquent pas de se retrouver sur des listes de sanctions internationales. En ce sens, Ilya Gambachidze est de la chair à canon informationnelle.
Pourtant, la grande guerre idéologique que le Kremlin mène contre l'Occident - et les opérations de désinformation en forment une part importante - a toujours été présentée comme une priorité pour Vladimir Poutine. Il peut sembler paradoxal de faire d'un polit-technologue aux succès très relatifs une pièce centrale de ce dispositif. Mais il faut rappeler qu'Ilya Gambachidze n'est pas le seul maître à bord. "Comme la défense des valeurs russes a été érigée en question de sécurité nationale, les espions russes sont forcément associés à ce type d'opération", souligne Yevgeniy Golovchenko, spécialiste de la désinformation russe à l'université de Copenhague.
Le Kremlin ne demande pas non plus d'élaborer des campagnes de cyber-propagande parfaitement élaborées. "L'aspect le plus sophistiqué tient à la diversité des supports et moyens utilisés. Pour l'opération Doppelgänger, la SDA a fait appel à des médias locaux, des journalistes, des Youtubeurs pour amplifier leurs messages. Et ils ont aussi mis en place un vaste réseau de faux sites qui n'étaient parfois visibles que dans un pays précis", souligne Coline Chavane.
Les faux sites d'informations mis en place étaient quant à eux des clones assez grossiers de sites comme 20 minutes, Der Spiegel, ou encore The Guardian. "L'important est que ces opérations soient peu onéreuses. Une seule coûte moins qu'un missile envoyé sur l'Ukraine. Donc même si elles ne sont pas parfaitement exécutées par Ilya Gambachidze, le pari est qu'à force d'en enchaîner sur une longue période, elles vont finir par fonctionner", résume Yevgeniy Golovchenko.
Le dispositif de guerre informationnelle ainsi mis en place et dont Ilya Gambachidze est un rouage important n'est ainsi pas sans rappeler la stratégie militaire utilisée par la Russie en Ukraine : envoyer des troupes, vague après vague, dans l'espoir que les défenses adverses cèdent sous le nombre.