De notre envoyé spécial à Narva, en Estonie – Soutien résolu de Kiev, l'Estonie s’estime plus que jamais exposée à une menace russe. Cet État balte redoute que son importante communauté russophone soit instrumentalisée à des fins de déstabilisation. Reportage à Narva, ville frontalière de la Russie.
"Comment doivent se comporter les habitants de Narva en cas de crise ? Fuir la ville ou rester sur place et se cacher ? Existe-t-il un plan d’assistance à la population ?" En ce 27 janvier, l’émission Studio Narva, diffusée sur ETV+, chaîne russophone de l’audiovisuel public estonien, démarre par des questions inattendues pour un samedi soir, et révélatrices de l’esprit du temps. Les téléspectateurs sont invités à voter par SMS : "En cas de situation extrême, y compris de guerre, sur qui allez-vous compter : sur l’État ou sur vous-même ?"
Avant le débat, un reportage portant sur des formations en secourisme et l’aménagement de sous-sols en abris sécurisés est diffusé. "En cas de crise" : la formule, répétée, est limpide, même si la Russie n’est pas une seule fois mentionnée. À Narva, l’Estonie et la Russie sont distantes d’environ 150 mètres, séparées par le fleuve du même nom et par un fuseau horaire.
En ville, l’atmosphère de cette fin janvier est pourtant très calme. Face à la gare, Alexandre joue du violon pour tromper son ennui. Sa boutique de souvenirs artisanaux est vide. "Avant, les voyageurs européens faisaient étape ici avant d’aller faire du tourisme en Russie. Et les Russes, eux, ne viennent plus", soupire-t-il.

Des autocars en provenance de Tallinn, la capitale estonienne, marquent un arrêt avant de se diriger vers le poste-frontière. Pour une poignée de jours encore, des trajets à destination de Saint-Pétersbourg continuent d’être assurés. "Nous transportons des gens qui en ont besoin et qui ne soutiennent pas forcément la guerre en Ukraine. En l’absence de liaisons aériennes, il est important d’assurer un service minimal pour ceux qui ont de la famille de part et d’autre de la frontière", faisait valoir Ingmar Roos, directeur général de la compagnie Lux Express.
La persistance de ces liaisons transfrontalières était alors en suspens. Mais depuis le 1er février, les véhicules ne peuvent plus franchir la frontière. La circulation automobile sur le pont reliant Narva et la ville russe d’Ivangorod a été suspendue par la partie russe, qui justifie cette fermeture par des travaux.

"Soyez prêt !"
Dans un brouillard humide, le château de Narva brandit les drapeaux de l’Estonie, de l’Union européenne et de l’Otan face à la forteresse médiévale d’Ivangorod, située côté russe. Les va-et-vient entre les deux rives sont restés fréquents, pour visiter la famille ou faire des courses bon marché. Les silhouettes qui traversent le pont à pied sont peu bavardes lorsqu’elles arrivent en Estonie – on y parle politique comme on s’engage sur les trottoirs verglacés de la ville : avec prudence.

Depuis le début de l’invasion de l’Ukraine par la Russie, les médias internationaux se sont succédés ici pour sonder la population locale qui, plus de trente ans après la désintégration de l’URSS, est demeurée russophone. Et à Narva, l’appréciation de la guerre s’est révélée ambiguë, contrastant avec le soutien inconditionnel à l’Ukraine dans le reste du pays. Mais avec le temps, "les jugements pro-Poutine, s’ils n’ont pas disparu, ne s’étalent plus ouvertement", remarque Gleb, trentenaire originaire de Russie.

L’Estonie a été d’autant plus ébranlée par la guerre qu’elle célèbre le 24 février le Jour de l’Indépendance – sa première indépendance, qui remonte à 1918. L’Histoire a enseigné à ce pays d’1,3 million d’habitants, annexé par l’URSS en 1940, une défiance viscérale à l’égard de Moscou. Et même si l’Estonie est membre de l’Otan depuis vingt ans, la répétition d’un scénario à l’ukrainienne – une offensive russe justifiée par la défense de la population russophone – est une hypothèse qui la rend particulièrement fébrile.
À un carrefour, un panneau d’affichage attire l’attention des passants. "Ne stresse pas, télécharge l’application Ole Valmis ["Soyez prêt", en français, NDLR]". Ayant comme symbole le triangle bleu sur fond orange, emblème de la protection civile, Ole Valmis, créée en 2018, se présente comme un manuel de poche dispensant des conseils sur le comportement à adopter dans des situations critiques aussi diverses qu’une coupure de courant ou l’assistance à une personne en danger.
"Ces conseils sont d’utilité publique, et comme nous ne pouvons pas former tout le monde, nous tentons par ce biais de toucher le plus grand nombre", indique Elisa Jakson, membre de la Naiskodukaitse, la branche féminine de la Ligue de défense estonienne, à l’origine de cette application. L’organisation compte aujourd’hui près de 3 900 volontaires.
"Beaucoup pensaient s’engager à nos côtés mais remettaient ça à plus tard. La guerre en Ukraine, qui a commencé dès 2014, a fait l’effet d’une piqûre de rappel", dit-elle. Dans ce contexte de tension accrue, les services de secours estoniens appellent à la même vigilance. "La situation sécuritaire a changé si drastiquement en Europe que nous devons être prêts à faire face à tout", soulignent-ils dans un document détaillé qui dresse notamment l’inventaire des produits à stocker chez soi ou à emporter en cas d’évacuation.
Une ligne de défense balte
Depuis que le pays a recouvré son indépendance en 1991, la Ligue de défense estonienne, dissoute durant l’occupation soviétique, s’est reconstituée. Si dans les pays baltes, la crainte inspirée par Moscou ne s’est jamais dissipée, la guerre en Ukraine a rétabli une nette ligne de démarcation entre la Russie et l’Europe. Tallinn est sur le qui-vive.
Quelques jours après une visite officielle de Volodymyr Zelensky en Estonie, en janvier dernier, le ministre de la Défense Hanno Pevkur annonçait la signature d’un accord avec ses homologues letton et lituanien portant sur la construction "d’installations défensives antimobilité" le long des frontières avec la Russie et la Biélorussie. En Estonie, cette "ligne de défense" se traduira notamment par l’installation de 600 bunkers, essentiellement dans le comté de Viru-Est, la région de Narva. Parallèlement, le pays a engagé la rénovation d’une base aérienne héritée de l’époque soviétique.
En attendant, les autorités traquent les relais d’influence. Le mois dernier, les renseignements intérieurs ont annoncé l’arrestation d’un professeur de la prestigieuse université de Tartu, Viacheslav Morozov, citoyen russe accusé d’espionnage au profit des services secrets russes.
Autre affaire, même période : le primat de l’Église orthodoxe estonienne du Patriarcat de Moscou, russe lui aussi, s’est vu refuser la prolongation de son permis de séjour au motif qu’il représentait un risque pour la sécurité nationale. En Russie, les cas de cette nature sont considérés comme des provocations et opportunément montés en épingle dans les médias.

"Univers parallèle"
À Narva, les habitants d’origine russe constitue une écrasante majorité. Largement détruite en 1944, la ville a été reconstruite et repeuplée par des populations venues d’ailleurs, principalement de Russie. Ces dernières, qui n’avaient ni racines estoniennes ni connaissance de la langue, se sont retrouvées marginalisées à l’indépendance.
"Pendant des années, l’État a semblé leur dire 'Vivez votre vie, mais ne nous dérangez pas', ce qui a rendu possible la création d’un univers parallèle", explique Gleb, qui se passionne pour l’histoire de sa ville d’adoption. Un univers mental façonné par des médias russes qui ont su combler un certain vide identitaire. Ce n’est qu’en 2015, après le choc provoqué par l’annexion de la Crimée, que l’audiovisuel public estonien a lancé une chaîne d’information en russe. Une réaction tardive qui, selon Gleb, "a laissé une génération perdue intégrer passivement le narratif russe".

Les élections législatives de 2023 en ont apporté une nouvelle preuve : dans la région de Narva, un candidat pro-Kremlin avait créé la surprise, sans parvenir toutefois à être élu au Parlement. Dirigeant du mouvement Koos ("Ensemble"), Aivo Peterson, aujourd’hui accusé de trahison, avait suscité la consternation en se rendant dans le Donbass, du côté russe du front. La ministre de l’Éducation, Kristina Kallas, avait elle-même expliqué le résultat du scrutin par "trente années passées à ignorer la question de l’intégration de la région et de la population russophone".
Fossé mémoriel
Ivan Sergueïev y travaille au sein du ministère des Finances. Sa mission consiste à mener la transition de cette région industrielle sinistrée, où la population n’a cessé de décroître depuis l’indépendance, faute de perspectives économiques – le chômage y est deux fois plus élevé qu’ailleurs. Originaire de Narva, il s’est approprié la langue estonienne. "Le changement doit passer par l’éducation, estime-t-il, car la méconnaissance de la langue condamne la population locale à la marginalité : elle limite l’insertion professionnelle et empêche l’accès à des postes à responsabilité."

En août 2022, l’État estonien a suscité des réactions indignées à Narva en procédant au démontage d’un tank soviétique, célébrant la victoire de l’URSS sur l’Allemagne nazie. Le geste était symbolique, en pleine guerre en Ukraine. "Certains ont eu l’impression qu’on leur retirait une partie de leur identité", analyse Ivan Sergueïev. Le passé soviétique nourrit toujours une opposition marquée, et reste le cœur d’un conflit insurmontable entre la Russie et ses voisins.
L’arrimage des russophones au reste de l’Estonie dépend aussi de la capacité à rallier cette population à un imaginaire commun. L’information avait en tout cas bien traversé le fleuve : l’année suivante, à l’occasion des commémorations du 9-mai, qui honorent la victoire soviétique durant la Seconde Guerre mondiale, un écran géant avait été installé sur la rive russe. Pour que les habitants de Narva ne manquent pas une miette du spectacle.