Le mystère de l'assassinat d'un Russe sur la Riviera espagnole s'éclaircirait-il quelque peu ? Le corps criblé de balles de Maxime Kouzminov, un pilote d’hélicoptère russe qui avait fui en Ukraine en août 2023, a été découvert le 13 février à Villajoyosa, une station balnéaire proche de la ville d’Alicante, en Espagne.
Depuis lors, les autorités espagnoles restent officiellement très prudentes sur cette affaire potentiellement très sensible, refusant même de confirmer l’identité de la victime. Mais les services espagnols de renseignement, eux, en sont sûrs : cet assassinat est l’œuvre d’agents russes, affirment-ils auprès du quotidien espagnol El Pais, dans un article publié jeudi 22 février.
Cible prioritaire pour le Kremlin
De leur côté, des policiers ont confirmé au New York Times que la victime était bien Maxime Kouzminov et la Russie s’est empressée de se réjouir du décès d’un tel “traitre”.
“Ce criminel était devenu un cadavre vidé de tout sens moral à partir du moment où il a commis son infâme méfait”, avait martelé Sergueï Narychkine, le patron du renseignement extérieur russe, juste après l’annonce de la découverte du cadavre à Villajoyosa.
Il faut dire que la désertion de Maxime Kouzminov avait été présentée comme l’une des plus importantes prises de guerre du renseignement ukrainien. Kiev a même réalisé un documentaire de près de deux heures consacré à l'opération qui avait abouti à la “première défection d’importance d’un pilote russe depuis le début de la guerre”, d’après l’Ukraine.
Les espions ukrainiens s’étaient même vantés d’avoir obtenu du pilote russe des informations cruciales sur les plans de bataille russe et des détails sur leur arsenal en plus de l’hélicoptère qu’il a bien voulu leur laisser. En échange, Maxime Kouzminov avait obtenu 500 000 dollars.
Mais aux yeux de Vladimir Poutine, il n’est pas seulement un traître. Durant l’opération, les deux copilotes russes qui accompagnaient Maxime Kouzminov sans se douter de rien ont été abattus par les agents ukrainiens lors d’un échange de coups de feu. Pour le maître du Kremlin, le déserteur est donc également responsable de la mort de deux pilotes qui, dans la chaîne alimentaire des soldats russes, sont bien plus précieux que les simples combattants.
Le pouvoir avait donc “plus d’une raison de vouloir éliminer Maxime Kouzminov pour faire passer un message”, assure Stephen Hall, spécialiste de la Russie à l'université de Bath. C’est une manière de faire comprendre à tous les candidats à la désertion “que le prix à payer pour recevoir les 500 000 dollars est d’être traqué et tué où qu’on se trouve”, abonde Jeff Hawn, spécialiste de la Russie à la London School of Economics.
Coup de fil à son ex-petite amie
La chasse aux “judas” est aussi une occupation politiquement prometteuse en cette période pré-élection présidentielle en Russie. “Depuis la mort d'Evguéni Prigojine et celle plus récente d’Alexeï Navalny - tous les deux perçus comme des traîtres par Vladimir Poutine -, l’entourage du président russe a pu se dire qu’apporter le corps d’un autre ‘traître’ pouvait permettre de se faire bien voir par celui qui va probablement être réélu”, estime Jeff Hawn.
D’autre part, la Russie fait ainsi savoir que la guerre et l’avalanche de sanctions internationales qui visent à isoler le pays “ne semblent pas avoir trop affecté les réseaux d’agents dont Moscou dispose pour ses opérations à l’étranger”, souligne Jenny Mathers, politologue et spécialiste du renseignement russe à l’université d’Aberystwyth au pays de Galles.
Personne n’était en effet censé savoir où se trouvait Maxime Kouzminov. Aux dernières nouvelles, l’Ukraine lui avait d’ailleurs conseillé de ne pas quitter le pays pour minimiser, justement, le risque d’être assassiné.
La capacité de la Russie à traquer ses cibles à l’étranger “est forcément moins bonne qu’avant le début de la grande offensive de 2022, ne serait-ce que parce que les déplacements des citoyens russes sont davantage surveillés”, estime Jenny Mathers. En outre, les autorités espagnoles ont expulsé la vingtaine d’agents du SVR (renseignement russe extérieur) et du GRU (renseignement militaire) dont elles connaissaient l’existence.
Mais “on ne peut pas dire que Maxime Kouzminov a pris toutes les mesures imaginables pour assurer sa sécurité”, regrette Jeff Hawn. Son changement d’identité - il avait un passeport ukrainien - ne s’est pas révélé suffisant. Le choix de la région d’Alicante pour refaire sa vie peut, par exemple, surprendre : c’est dans cette ville que se concentre le plus important contingent d’expatriés russes en Espagne, souligne El Pais. Parmi les 17 500 compatriotes sur place, il y en a peut-être un qui a reconnu le “traître” que Moscou recherchait. Il avait aussi appelé son ex-petite amie, restée en Russie, pour l’inviter à le rejoindre. “Il ne fait aucun doute que les communications de toutes ses connaissances en Russie étaient surveillées”, estime Jeff Hawn.
FSB, GRU ou SVR ?
Une fois retrouvé, encore fallait-il réussir à éliminer celui qui avait tenté de se cacher. Les services de renseignement espagnol hésitent encore entre une responsabilité du SVR, du GRU ou du FSB, d’après El Pais. Les deux premiers sont généralement les officines qui s’occupent de ce type d’opération, mais “le FSB a commencé à être de plus en plus impliqué dans des opérations à l’étranger”, reconnaît Stephen Hall. Le FSB a notamment été accusé d’avoir empoisonné en Angleterre l’ex-espion russe Alexandre Litvinenko en 2006.
La piste du GRU demeure cependant la plus évidente, note Jenny Mathers. Ne serait-ce que parce que “Maxime Kouzminov était un pilote militaire, et son cas relève donc du renseignement militaire”, résume cette experte. Et puis le GRU a aussi de l’expérience en la matière. Ce sont ses espions militaires qui ont été soupçonnés d’avoir empoisonné l’ex-agent double Sergueï Skripal en 2018 en Angleterre.
Mais cette fois-ci pas de poison. Maxime Kouzminov a été tué de douze balles, ce qui a d’ailleurs d’abord mis les autorités espagnoles sur la piste d'un règlement de compte dans le milieu du crime organisé, assure El Pais.
Il est d’ailleurs “tout à fait possible que les services de renseignement russe aient fait appel à des mafieux locaux pour exécuter le contrat”, note Stephen Hall. “Il n’y aurait rien d’étonnant à cela car le système Poutine repose en partie sur les relations entre l’État et le crime organisé, qui peut être chargé de faire le sale boulot”, ajoute Jenny Mathers.
Sur la piste d'un mafieux "intouchable"
Une thèse qui a d’ailleurs été reprise par le compte Telegram russe VChK-OGPU, spécialisé dans les révélations sur le petit monde des oligarques et du crime organisé russe et “qui est généralement très bien informé”, assure Stephen Hall. “L’une des hypothèses est que c’est un coup du groupe mafieux de Bratsk [dans la région d’Irkoutsk en Sibérie, NDLR] et de son patron Vladimir Tyurin”, écrit ce compte Telegram anonyme qui assure que deux membres de cette bande auraient quitté l’Espagne après le meurtre.
Le groupe de Bratsk et Vladimir Tyurin ont été l’une des mafias russes les plus puissantes des années 1990. Vladimir Tyurin, qui se présente aujourd’hui comme un respectable homme d’affaires, a été placé en 2017 par Washington sur la liste des individus sanctionnés. Les États-Unis le considèrent comme l’un des principaux “voleurs dans la loi”, un terme qui désigne l’élite des mafieux russes. Il serait même “l’un des rares ‘voleur dans la loi’ intouchable en Russie”, peut-on lire sur le fil du compte VChK-OGPU.
L'homme a déjà été soupçonné d’avoir assassiné à Kiev en 2017 le politicien russe en exil Denis Voronenkov pour le compte des services secrets russes. À la fin des années 1990, il a aussi été l’un des principaux responsables du développement de la présence de la mafia russe… en Espagne.
Pour l’instant, rien ne permet de rattacher directement Vladimir Tyuring ou l’une des agences russes de renseignement au meurtre de Maxime Kouzminov. Mais les autorités espagnoles ont fait savoir que si elles trouvaient une preuve concrète de l’implication de Moscou dans cette mise à mort, Madrid “répondrait de la manière la plus vigoureuse possible”.