Défendre pour mieux attaquer ensuite ? Deux ans après l'invasion russe, l'Ukraine a officiellement adopté une nouvelle stratégie axée sur la défense, consciente d'une situation "extrêmement difficile" sur le front, selon les mots employés le 19 février par le président Volodymyr Zelensky dans son message quotidien.
Depuis l'échec de la contre-offensive estivale qui a coûté à Valery Zaloujny son poste de chef d'état-major des armées, l'heure n'est plus aux grandes manœuvres visant à trouver la faille dans le dispositif russe, selon des sources ukrainiennes haut placées. "Nous sommes passés d’une action offensive à une opération défensive", a admis le nouveau commandant en chef des forces armées ukrainiennes, le général Oleksandr Syrsky, dans un entretien diffusé le 13 février par la chaîne allemande ZDF.
Difficile d'imaginer une autre option pour l'armée ukrainienne qui depuis des mois se heurte à une imposante ligne défensive russe constituée de tranchées, de cônes en béton et de champs de mines sur 15 à 20 km, interdisant le passage aux véhicules blindés.
"Après avoir repris une partie du terrain qui avait été gagné par les Russes, l'été 2023 a opéré un tournant dans le conflit. Les lignes défensives russes en profondeur ont littéralement épuisé la contre-offensive ukrainienne. Les Russes ont toujours des lacunes et des problèmes de commandement mais ils apprennent vite et il ne faut en aucun cas sous-estimer leur capacité à s'adapter", affirme Guillaume Lasconjarias, historien militaire et enseignant à la Sorbonne .
L'utilisation massive des drones sur le théâtre de guerre ukrainien pénalise également lourdement les attaquants. Avec ces "yeux" posés sur toute la ligne de front, le champ de bataille est devenu "transparent" rendant caduque l'effet de surprise cher aux militaires. "La notion de concentration des efforts dans un espace et dans un lieu est de moins en moins possible. On a plutôt des stratégies faites de multiples coups de poignard. Mais au final, cela génère de l'épuisement", note Guillaume Lasconjarias.
Crise des munitions
Résultat, le front est figé et aucun des deux belligérants ne semble en mesure de faire plier l'adversaire. "Tout comme lors de la Première Guerre mondiale, nous avons atteint un niveau technologique tel que nous nous trouvons dans une impasse", avait reconnu dès le mois de novembre 2023 Valery Zaloujny, dans un entretien paru dans l'hebdomadaire britannique The Economist.
"Il faut également tenir compte du récent changement de direction au sein des forces armées ukrainiennes. Un changement de leadership exige que les forces armées prennent un moment pour se réorganiser et réorienter leur structure et leurs actions en accord avec les plans du nouveau chef d'état-major. Revenir à une stratégie plus défensive à court terme peut aider à mener à bien cette réorganisation", analyse Nicolo Fasola, spécialiste des questions militaires russes à l’université de Bologne.
Le manque alarmant de munitions impose également à Kiev une posture plus prudente. Dans cette guerre de positions, des centaines de milliers d'obus sont tirés chaque mois par les deux armées. Or, le blocage de l'aide américaine au Congrès et les retards des livraisons promises par les Européens pénalisent lourdement l'Ukraine dans ce domaine. Selon les experts militaires, le "rapport de feux", qui mesure l’écart de cadence des tirs d’artillerie est aujourd’hui de un contre dix en faveur de la Russie.
"Même s'il a eu tendance à s'équilibrer l'été dernier, le volume de feux a toujours été en faveur des Russes. Dans la tradition militaire russo-soviétique, l'artillerie représente une dimension extrêmement importante pour façonner le champ de bataille. En face de cette artillerie nombreuse et diversifiée, les Ukrainiens disposent de canons plus précis comme le Caesar français ou le M777 américain mais avec deux problématiques : ils doivent bouger plus souvent pour éviter d'être détruits et ils sont obligés de riposter uniquement quand ils savent qu'ils vont faire mouche à cause du manque de munitions", détaille Guillaume Lasconjarias.
"L'Ukraine dispose de ressources de plus en plus limitées", abonde Nicolo Fasola. "Il faut aussi insister sur le fait que le matériel le plus sophistiqué fourni à Kiev n'a pas été utilisé efficacement. Il est illusoire de penser que les forces armées ukrainiennes, qui n'ont pas pu être formées de manière approfondie, puissent utiliser ces ressources de manière aussi efficiente qu'une armée occidentale".
Préserver l'unité nationale
Le récent retrait de la ville d'Avdiivka, dans l'est du pays, illustre la nouvelle posture défensive de Kiev. Après des mois de combats acharnés, l'état-major ukrainien a fait le choix difficile du repli tactique offrant une victoire symbolique au Kremlin mais préservant la vie de milliers de soldats ukrainiens par la même occasion. Une décision qui tranche avec le jusqu'au boutisme observé lors de la sanglante bataille de Bakhmout, ville du Donbass tombée en mai 2023.
Avec le manque de munitions, le manque de bras constitue l'autre grand problème de l'armée ukrainienne. Selon un document déclassifié transmis au Congrès américain, Kiev a subi en deux ans des pertes évaluées à 70 000 morts et 120 000 blessés contre 315 000 tués ou blessés côté russe. Au-delà des pertes subies, l'épuisement des soldats ukrainiens, dont certains sont déployés depuis le début des hostilités, rend également nécessaire des rotations dans les prochains mois.
"Le véritable enjeu de cette année 2024, c'est la capacité pour l'Ukraine de regagner un peu de la souplesse d'emploi des brigades déployées qui sont aujourd'hui épuisées. Il faudra aussi être capable d'en mobiliser d'autres, de les entraîner, de les équiper et de les porter au front. Et là, c'est la question de l'acceptabilité sociale du conflit qui se pose", explique Guillaume Lasconjarias.
Pour remédier au problème, un projet de loi controversé facilitant l'enrôlement a été voté par le Parlement ukrainien en première lecture début février mais le texte a aussi déclenché un vif débat au sein de la société alors que l'enlisement de la guerre, la stagnation du front et l'incertitude qui pèse sur le soutien occidental ont logiquement affecté le moral des troupes et de l'arrière. Dans ce contexte, le président Volodymyr Zelensky aura fort à faire pour préserver l'unité nationale si souvent louée par ses partenaires occidentaux.
"D'un point de vue militaire, il semble impossible d'éviter une forme d'extension de la conscription mais cela sera très coûteux politiquement", confirme Nicolo Fasola. "Cela pose également un problème de gestion des troupes car si les gens sont recrutés de force ou contre leur gré, il y a deux possibilités : soit vous traitez vos troupes comme le fait la Russie, c'est-à-dire sans se soucier de leur dignité et de leur libre-arbitre, soit vous vous retrouvez avec des gens qui ne veulent pas se battre et suivre les ordres, ce qui est très problématique pour votre stratégie militaire et votre efficacité".
Lentement mais sûrement
En attendant de pouvoir reconstituer un potentiel offensif, l'armée ukrainienne tentera ces prochains mois d'infliger un maximum de pertes aux Russes tout en préservant ses hommes et ses munitions. Mais l'Ukraine ne se contentera pas de faire le dos rond. Elle devrait poursuivre ses attaques en profondeur contre les infrastructures logistiques des régions frontalières de Briansk et Belgorod ainsi que celles de la péninsule annexée de Crimée dans l'espoir de fragiliser le dispositif militaire russe.
L'objectif affiché par Kiev reste toutefois inchangé : reconquérir les territoires annexés ou occupés depuis 2014 par la Russie, soit 18 % du territoire ukrainien. Mais selon les analystes, seul un soutien occidental accru pourrait permettre aux troupes du général Syrsky de repartir de l'avant. Un soutien loin d'être acquis au moment où Démocrates et Républicains se déchirent au Congrès américain et que Donald Trump, hostile à la poursuite de l'aide américaine, tente de reprendre la Maison Blanche.
Moscou et Kiev "font la course pour reconstruire leur capacité offensive. Si les fonds occidentaux ne sont pas débloqués, si la Russie prend l'avantage d'une manière ou d'une autre, elle aura la possibilité de faire de nouveaux progrès", assure à l'AFP Andrea Kendall-Taylor, chercheuse au Center for New american security, basé à Washington. "La dynamique a changé", estime cette analyste, soulignant que "du point de vue de Poutine, 2024 est une année cruciale".
Selon les experts interrogés par France 24, la Russie devrait pouvoir continuer à alimenter le front en hommes et en matériel pendant l'année mais sans être en mesure de prendre un avantage décisif à court terme. "La ligne de front ne devrait pas changer radicalement. Au cours des prochains mois, la Russie va continuer à éroder petit à petit le contrôle ukrainien sur la ligne de front, ce qui sera néanmoins très coûteux pour Moscou", prédit Nicolo Fasola. "Je m'attends à ce que la guerre se poursuive de la même manière qu'aujourd'hui, comme une guerre d'attrition qui se déroule légèrement, lentement mais de manière constante en faveur de la Russie."