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La défense impossible de l'Unrwa face aux accusations opaques d'Israël
De notre correspondante à l'ONU – L'agence des Nations unies pour les réfugiés palestiniens (Unrwa) est dans la tourmente depuis qu'elle a révélé, fin janvier, avoir licencié douze de ses employés accusés d'être impliqués dans les attaques du Hamas en Israël le 7 octobre. À l'origine de ces allégations, Israël refuse cependant de partager avec l'organisme ses éléments de preuves ou son dossier de renseignement – un obstacle majeur pour l'Unrwa qui tente de mener à bien son enquête.

L'affaire débute le 18 janvier. Un diplomate israélien de haut rang informe Philippe Lazzarini, le chef de l'agence des Nations unies pour les réfugiés palestiniens (Unrwa), qu'Israël possède des preuves que certains membres du personnel de l'agence sont impliqués dans les attaques du Hamas du 7 octobre, qui ont fait plus de 1 100 morts.

Quatre jours plus tard, Philippe Lazzarini se rend à New York pour informer le secrétaire général de l'ONU, Antonio Guterres, et le gouvernement américain, principal donateur de l'Unrwa, se souvient Juliette Touma, directrice de la communication de l'agence onusienne. Il a également "une série d'entretiens téléphoniques avec plusieurs des principaux donateurs", poursuit-elle.

Dans la matinée du 26 janvier, l'Unrwa rend finalement publique sa décision de licencier plusieurs membres du personnel mis en cause par Israël – une mesure sans précédent – parce que ces allégations "mettaient gravement en péril la réputation de l'agence et l'opération humanitaire à Gaza", insiste Juliette Touma. Dans la foulée, l'ONU annonce l'ouverture d'une enquête.

"Nous avons été choqués et nous avons pris cela au sérieux car il s'agit d'allégations très graves", insiste-t-elle. "Donc nous avons pris la décision de diffuser l'information nous-même plutôt qu'avoir à répondre à des fuites", explique-t-elle, notant que l'agence onusienne se basait alors sur les informations de sa source israélienne, communiquées verbalement, sans qu'aucune preuve n'ait été partagée.

Depuis, 16 pays – dont les principaux donateurs, les États-Unis et l'Allemagne – ont annoncé suspendre leur financement à l'Unrwa jusqu'au résultat de l'enquête. De leur côté, la France et l'UE disent attendre ces conclusions pour se prononcer sur un éventuel arrêt des financements.

L'Unrwa, qui emploie 30 000 personnes, pour la plupart palestiniennes, vient en aide à près de six millions de réfugiés palestiniens en Cisjordanie, à Gaza mais aussi au Liban, en Jordanie et en Syrie, et est financée quasiment entièrement par des contributions volontaires des États. Dans la seule bande de Gaza, elle opère des services gouvernementaux essentiels, notamment 278 écoles et 22 centres de soins primaires, et fournit de la nourriture aux quelque deux millions de personnes assiégées par Israël depuis le début du mois d'octobre.

"Environ 440 millions de dollars de financement menacés"

"Environ 440 millions de dollars de financement sont menacés", estime Juliette Touma, ajoutant que l'Unrwa pourrait être à court de fonds d'ici la fin du mois de février si les donateurs continuent de geler leurs fonds.

La décision de suspendre les aides à l'Unrwa a été qualifiée de "choquante" par Philippe Lazzarini, qui alerte sur la situation des Gazaouis. "Il est choquant de voir la suspension des fonds en réaction à des allégations contre un petit groupe d'employés", compte tenu des mesures déjà prises et du rôle de l'agence dont "dépendent deux millions de personnes pour leur simple survie" à Gaza, a réagi le chef de l'agence dans un communiqué.

L'ONU a de son côté annoncé, lundi 5 février, la création d'un comité indépendant pour évaluer la "neutralité" de l'agence et déterminer si elle "fait tout ce qui est en son pouvoir pour assurer sa neutralité et répondre aux accusations de graves abus le cas échéant". Dirigé par l'ancienne ministre française des Affaires étrangères Catherine Colonna, le groupe doit commencer ses travaux le 14 février et devra soumettre un rapport intermédiaire à Antonio Guterres d'ici fin mars. Le rapport final, qui sera rendu public, est attendu pour la fin du mois d'avril.

Un résumé du dossier israélien divulgué

Jusqu'ici, Israël n'a cependant pas partagé l'intégralité de son dossier de renseignement avec l'Unrwa ou avec le Bureau des services de contrôle interne (BSCI), l'organe juridique de l'ONU chargé de mener l'enquête interne.

"Je ne pense pas que nous ayons besoin de donner de détails sur nos sources de renseignement", a déclaré Lior Haiat, porte-parole du ministère israélien des Affaires étrangères. "Cela reviendrait à révéler nos sources et nos opérations. Nous avons déjà donné des informations à l'Unrwa sur leurs employés qui sont aussi des membres du Hamas."

"L'Unrwa pense que nous pouvons lui fournir des données sensibles de nos renseignements alors que certains de leurs employés travaillent pour le Hamas ? Vous êtes sérieux ? Pourquoi n'invitons-nous pas le Hamas à venir s'asseoir à notre table et à prendre connaissance de toutes les informations dont nous disposons ?", a-t-il ironisé.

Un résumé de six pages du dossier israélien a cependant été divulgué auprès d'une poignée de médias, dont France 24. Il donne les noms des douze membres du personnel de l'Unrwa mis en cause par les autorités israéliennes. Parmi eux, deux des accusés sont morts et un autre est porté disparu.

Le document détaille par ailleurs les accusations à leur encontre allant de l'enlèvement d'Israéliens à la participation au massacre du kibboutz de Be'eri. Le premier homme sur la liste, un "conseiller scolaire de l'Unrwa", serait ainsi entré en territoire israélien pour kidnapper une Israélienne avec l'aide de son fils.

Au total, environ 190 agents du Hamas ou du Jihad islamique palestinien travailleraient par ailleurs pour l'Unrwa, toujours selon le document.

Toutes ces allégations sont tirées, en partie, "d'informations des services de renseignement, de documents ou de cartes d'identité saisies au cours des combats", précise le texte. "Ces preuves de l'implication du personnel de l'Unrwa comprennent le suivi des téléphones qui montrent où se trouvaient ces employés le 7 octobre, ainsi que des séquences vidéo recueillies par les Forces de défense israéliennes [l'armée israélienne, NDLR]", a détaillé le ministère israélien des Affaires étrangères auprès de France 24.

Si ces documents n'ont pas été fournis aux enquêteurs de l'ONU, "il est évident que les autorités israéliennes n'auraient pas agi de la sorte s'ils n'avaient pas reçu de preuves", insiste par ailleurs Joshua Lavine, porte-parole de la mission israélienne auprès de l'ONU.

"Je ne suis pas surpris que des membres de l'Unrwa soient également membres d'organisations terroristes", a-t-il poursuivi. "Des réunions ont déjà eu lieu dans le passé entre la mission israélienne et des fonctionnaires de l'ONU pour discuter de cette problématique."

Vers une enquête longue

Aujourd'hui, les donateurs exigent une enquête rapide avant de reprendre leurs financements, mais selon plusieurs sources onusiennes, les investigations pourraient prendre jusqu'à un an.

Ancien enquêteur principal du Bureau des services de contrôle interne des Nations unies, Vladimir Dzuro, qui a notamment dirigé une enquête majeure sur la direction de l'Unrwa, rappelle que l’objectif est en général d’achever les enquêtes en six mois, mais qu'un délai réaliste est plutôt de six à douze mois, en fonction de la complexité des allégations.

"Je ne crois pas qu'une enquête professionnelle sur des allégations de cette nature, avec la qualité requise par les circonstances, puisse être menée en quatre semaines", soit avant que les fonds de l'Unrwa ne soient épuisés, a-t-il réagi. "Il est également peu probable que les enquêteurs de l'ONU puissent mener une enquête approfondie dans une zone de guerre active", a-t-il fait remarquer.

De son côté, la directrice actuelle des enquêtes du BSCI, Suzette Schultz, est restée très discrète. Notre équipe "poursuit diverses pistes d'enquête" et "plusieurs États membres susceptibles de détenir des informations pertinentes" ont été contactés, a-t-elle déclaré dans un mail à France 24.

Face à la lenteur du processus et alors que la population de Gaza est en proie à une crise humanitaire aiguë, plusieurs voix s'élèvent pour dénoncer les conséquences du gel des financements de l'Unrwa. "Nous ne devrions pas punir collectivement l'Unrwa. Nous ne devrions pas punir collectivement des millions de personnes. Nous devons faire la distinction entre ce que des individus ont pu faire et ce que l'Unrwa représente", a ainsi souligné Espen Barth Eide, ministre norvégien des Affaires étrangères.

"Ces pays donateurs ont pris cette décision sans preuve irréfutable et ils devront faire l'objet d'une enquête car ce choix, selon les experts humanitaires, provoquera une famine de masse", a de son côté dénoncé Chris Gunness, ancien porte-parole en chef de l'Unrwa de 2007 à 2020. "Ce dossier illustre parfaitement pourquoi les donateurs doivent isoler la prise de décision humanitaire de la politique", a-t-il insisté.

D'autant plus qu'au moment où l'Unrwa se retrouvait sous le feu des critiques, la Cour internationale de justice (CIJ) évoquait un "risque plausible de génocide" à Gaza et ordonnait l'application de la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide. "On peut d'ailleurs légitimement se demander pourquoi ces allégations ont fait surface au moment de l'arrêt de la CIJ qui a, entres autres, souligné la nécessité d'une livraison immédiate et massive de l'aide humanitaire, ce qui ne peut se faire sans l'Unrwa", a soulevé Matthias Schmale, directeur de l'Unrwa à Gaza de 2017 à 2021.

L'Unrwa dans le collimateur d'Israël

Même avant le 7 octobre, Israël mettait déjà depuis longtemps en doute la crédibilité de l'Unrwa et réfléchissait à son démantèlement. Un plan du gouvernement israélien rendu public en 2017 décrivait ainsi un processus de dissolution de l'Unrwa et le transfert de ses responsabilités au Haut-commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR).

Le mois dernier, un rapport classifié, rédigé par le ministère israélien des Affaires étrangères et divulgué par la presse israélienne, présentait lui aussi un plan de démantèlement de l'Unrwa à Gaza en trois étapes. Avec, comme première étape, le fait de révéler la coopération entre l'Unrwa et le Hamas.

Mais, même si la bande de Gaza est passée sous contrôle du Hamas depuis 2007, le groupe n'a jamais été impliqué dans l'administration de l'agence onusienne dans l'enclave, défend Matthias Schmale, ancien directeur de l'Unrwa à Gaza.

"Au cours des quatre années que j'ai passées là-bas, je n'ai dû licencier qu'un seul membre du personnel car nous avions découvert qu'il était un membre actif des Brigades Al-Qassam", relate-t-il. "C'était l'exception, pas la norme."

"Les dirigeants du Hamas ne sont pas impliqués dans les services de base de l'Unrwa, qui comprennent l'éducation et la santé", insiste-t-il. "Il n'est pas étonnant que les dirigeants du Hamas fassent connaître de temps en temps leur point de vue sur ce que fait l'Unrwa et sur la manière dont elle le fait. Mais il a généralement respecté le fait qu'il ne peut pas interférer dans le fonctionnement de l'agence."

"Nous avons pu effectuer notre travail en conformité avec les normes et les règles des Nations unies", termine-t-il.

Sous pression

Face à la tourmente dans laquelle est plongée l'agence onusienne, son directeur, Philippe Lazzarini, s'est rendu lundi dans les pays du Golfe à la recherche d'autres sources de financement.

"Il s'agit d'une crise très grave pour l'ONU", reconnaît Juliette Touma. "C'est probablement l'une des plus grosses que nous ayons eues à traverser, impliquant la plus ancienne et l'une des plus importantes agences des Nations unies."

"J'ai vu comment les écoles peuvent être un sanctuaire pour les enfants dans un endroit comme Gaza où règnent la pauvreté, le chômage, le désespoir et le blocus", a-t-elle poursuivi, visiblement émue. "C'est ça, l'Unrwa."

Cet article est adapté de l'anglais. L'original est à retrouver ici.