Des sculptures en argile imprimées en 3D qui jouent le rôle de récifs coralliens. C’est la création loufoque et poétique d’une association zurichoise, qui a pour mission d'offrir un abri et une seconde chance aux coraux, acteurs cruciaux de l’écosystème marin, malmenés par le réchauffement climatique. À l'occasion de la COP28, la conférence annuelle de l'ONU sur le climat, reportage en immersion.
Dans les profondeurs du lac Léman, une équipe de plongeurs est en train de bâtir un château sous l’eau. Cette opération insolite se trame au cours d’un dimanche ensoleillé, aux environs de Genève, en Suisse. Les futurs habitants de cet abri immergé : les coraux.
Bienvenue chez Rrreefs ("reef" signifie "récif", en anglais), une association zurichoise née en octobre 2020, qui conçoit des récifs coralliens artificiels en argile à l’aide d’une imprimante 3D. Un projet écologique à la confluence de l’art, de la science et des nouvelles technologies.
Empilées sur la plateforme, les sculptures aux allures de petits donjons attendent d’être envoyées au fond de l’eau. D’une teinte ocre, au relief nervuré, elles sont tendres sous la paume, malgré leurs sept kilos. Leur forme a été pensée pour recueillir les larves de coraux portées par les courants océaniques. Ainsi incrustés, ces petits animaux peuvent développer le squelette dur qui forme, à terme, un récif naturel.
Elles ont beau représenter une portion modeste des fonds marins, 25 % de la vie sous l’eau dépend de ces fragiles structures. Leurs bénéfices sont multiples : les coraux servent de refuge pour les poissons, de lieu de reproduction, de source de nourriture, et protègent les côtes de l’érosion.
Une agence immobilière pour faune marine
Joyau du vivant aujourd’hui menacé par le réchauffement climatique et l’activité humaine (surpêche, pollution des eaux, canicules marines …), les montagnes de coraux se désagrègent. La moitié sont mortes au cours des 40 dernières années. "Sous l’effet du stress, les coraux expulsent l’algue symbiotique, qui leur permet de se nourrir, et meurent de faim", explique Marie Griesmar, co-fondatrice de Rrrefs, casquette, cheveux bouclés, et poisson sur le Tshirt. Elle donne un coup de main à Hanna Kuhfuss, l’autre co-fondatrice, entravée par sa combinaison de plongée, pour la hisser hors de l’eau.
Rrrefs, qui ne prétend pas mettre fin à ce désespérant processus, se donne pour mission d’offrir cet abri aux larves survivantes et une seconde chance pour croître et accueillir d’autres organismes vivants. "Je suis agente immobilière pour animaux particuliers", résume en souriant Marie Griesmar.
"Ce que j’aime, dans notre projet, c’est qu’il emploie la méthode de la restauration passive, éclaire Hanna Kuhfuss, biologiste marine de formation. D’autres systèmes de préservation des coraux passent par le clonage, mais si l’un des organismes est malade, ça les affecte tous. Notre technique laisse agir la nature, en favorisant le développement de la progéniture des coraux les mieux adaptés au réchauffement climatique. En se basant sur la reproduction naturelle, on maintient leur résistance."
Quatre talents complémentaires
Aux origines du projet Rrreefs, on trouve l’alliage singulier de quatre talents. Tout commence à l’école polytechnique (ETH) de Zurich, où Marie Griesmar, étudiante en art, réfléchit à la manière d’articuler ses deux passions : la création artistique et la plongée. Elle croise alors la route d’Ulrike Pfreundt, une scientifique spécialisée dans la préservation des écosystèmes tropicaux, qui réalise son projet de fin d’études sur les effets des courants sur les structures artificielles.
De cette rencontre naît un rêve commun au service de la préservation de l’océan. Rejointes par Josephine Graf, qui épaule Ulrike sur le développement de l'association et la recherche de clients, et par Hanna Kuhfuss, la biologiste marine, elles créent Rrreefs fin 2020.
Les premières tentatives enregistrent des succès encourageants. Leur premier test, lancé aux Maldives avec 100 briques d’argile de formes diverses, a commencé à prospérer. "Ces larves s’installent, et au moment où elles le font, ce système attire toute une communauté : des spores, des poissons, dépeint Hanna. Et se développe un écosystème équilibré, où les oursins mangent l’algue, etc. En trois mois, on avait presque autant de poissons qu’un récif naturel !"
Un financement participatif plus tard, Rrreefs lance son premier prototype complet, composé de 228 briques, en Colombie, en partenariat avec des scientifiques locaux. "Les équipes sur place l’appellent El Castillo ! (le château, en espagnol, NDLR)" dit Marie avec fierté.
Le but de l’opération du jour n’est pas d’attirer des coraux, qui vivent assez loin des lacs suisses. Mais de tester en conditions réelles leurs nouvelles réalisations, des briques nouvelle génération, plus grandes et plus lourdes, en vue d’une nouvelle installation aux Philippines, pour laquelle Rrreefs vient d’obtenir le feu vert.
Rien n’a été laissé au hasard dans la conception des briques : porosité, forme, couleur sont le fruit de trois ans d’essais. "On a choisi une couleur naturelle, qui imite l’algue rouge violette. C’est l’indicateur visuel d’un substrat sain", explique Marie Griesmar. Les briques s’emboîtent les unes sur les autres, grâce à une excroissance de chaque côté, semblable à une petite cheminée. Comme un grand jeu pour enfant, il suffit alors de les assembler.
"Pour avoir un impact, il faut de l’argent"
Sous le lac, ça s'agite. Une partie de l’équipe plante des ancres au fond du lac pour installer les plateformes qui accueillent les récifs. En surface, des bénévoles font passer une brique après l’autre au moyen d’une corde dans le lac. À quelques mètres de profondeur, un plongeur les réceptionne, les installe sur une plateforme, et les amène au lieu d’assemblage du récif.
Toutefois, les tests en conditions réelles réservent leurs lots de surprises. "On ne voit rien là-dessous, on s’est perdus ! On a mis vingt minutes à retrouver les autres", annonce Mauro Bischoff, le dernier arrivé de l’équipe permanente de Rrrefs, en enlevant son masque de plongée.
L’activité dans le lac – les baigneurs, les plongeurs qui martèlent le sol pour installer les ancres – a troublé la visibilité sous l’eau. Place au système D : l’équipe déroule un long fil rouge, depuis la plateforme jusqu’à la bouée de repérage, pour que les plongeurs se repèrent depuis les fonds. "Il y a toujours des trucs pas prévus, plaisante Marie. Il faut être créatifs !"
L’équipe, à peine 30 ans de moyenne d’âge, et majoritairement de nationalité suisse, converse en anglais, en allemand ou en français. Penchés sur un carnet noir étanche, dont les croquis les accompagnent sous l’eau, Marie et Mauro examinent une version miniaturisée de leur château sous-marin.
Coupe mulet, tatouage tribal sur la nuque et l’œil pétillant, Mauro est aussi étudiant en art. Il a rencontré Marie à l’école polytechnique de Zurich, et consacré son projet de fin d’études à concevoir une version améliorée des structures de Rrreefs. Autour d’eux, une poignée de bénévoles épaule la petite équipe pour transporter les briques, filmer leurs exploits, résoudre les problèmes.
Tests grandeur nature, appels aux dons, obtention de prix, recrutement de clients : aujourd’hui, l’association se trouve à la croisée des chemins et s’apprête à devenir une entreprise, seule manière, selon ses fondatrices, d’engranger le profit nécessaire à ses bouillonnantes ambitions.
"On va conserver l’association pour faire de la recherche, mais pour avoir un impact, il faut de l’argent", dit Marie. À terme, les co-fondatrices, qui décident collégialement de toutes les évolutions de leurs projets, imaginent des partenariats avec des chaînes d’hôtels. "Si on peut sensibiliser des touristes, leur faire découvrir ce projet."
Un couple belge s'arrête pour admirer le récif miniature. Marie marque une pause dans ses préparatifs pour raconter Rrreefs, une nouvelle fois. Elle résume : "Ce projet, ce n’est pas seulement pour faire une bonne action. Il vient du cœur."