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Détention administrative des Palestiniens en Israël : "Nous ne savons pas où il est"
De notre envoyée spéciale à Naplouse – Depuis les attaques du Hamas le 7 octobre et la guerre avec Israël, le nombre de Palestiniens en détention administrative explose. Cette mesure d'urgence permet d'incarcérer sans inculpation ni procès pendant une période illimitée. À Naplouse, la famille Muna est sans nouvelles de Mohammed, interpellé il y a plus de six mois.

"Nous souffrons. Nous ne savons pas où il est, comment il va. Nous avons vu comment les soldats israéliens traitent les détenus depuis le 7 octobre. Ils sont entassés dans des petites cellules, ils les frappent car ils haïssent les Palestiniens... Je veux savoir mais j’ai peur". Najat n’a plus de nouvelles de son fils depuis que la guerre fait rage entre Israël et le Hamas. Mohammed Anwar Muna, 41 ans, a été placé en détention administrative, le 27 juin 2023, pour la septième fois. Cette procédure d’urgence, héritée du Mandat Britannique (1920-1948), permet à l’armée israélienne d'incarcérer de manière illimitée des Palestiniens, sans inculpation ni procès ou recours. 

Détention administrative des Palestiniens en Israël : "Nous ne savons pas où il est"

"Il était environ 3 h du matin quand les soldats israéliens ont encerclé la maison. Comme ils avaient défoncé la porte par le passé, Mohammed a ouvert, raconte Najat. Mon fils a dit à l’officier 'Vous n’allez quand même pas m’arrêter la veille de l’aïd-el-Adha ?’. Il lui a alors répondu ‘Nous t’avons laissé tranquille pendant trois ans’."

Pendant plus d’une heure, les soldats ont fouillé l’appartement, sous les yeux des trois enfants et de l’épouse de Mohammed, tétanisés. Après une semaine sans nouvelles, l'ONG israélienne de défense des droits humains HaMoked, qui se charge de localiser les prisonniers pour les familles, leur en donne. "Avant la guerre, il était détenu à la prison de Megiddo, dans le nord d’Israël. Il a été transféré le 27 décembre mais on ne sait pas où... Le tribunal a prolongé sa détention de six mois. C’est tout ce que l’on sait", soupire la septuagénaire dans le grand salon ocre de la maison familiale à Naplouse, en Cisjordanie. 

Avant le 7 octobre, l’ONG recevait 100 appels par semaine, provenant principalement de ce territoire occupé par Israël. Depuis, c'est environ 200 par jour, et de plus en plus de Gaza. "L’armée ne nous donne aucune information. Nous avons déposé plusieurs requêtes auprès de la Cour suprême pour avoir des réponses. C'est une obligation légale. Personne ne peut être détenu au secret", souligne Jessica Montell, directrice d'HaMoked.

"Les détenus administratifs sont emprisonnés pour trois ou six mois renouvelables. En théorie, il n'y a pas de limite. Mais dans la pratique, la plupart des personnes sont détenues pendant six mois ou un an, toujours sans inculpation ni procès, poursuit-elle. Tout se passe toujours sur la base d'informations secrètes. Ils n'ont donc rien pour se défendre. On leur fournit un document où la raison est formulée en une ligne comme ‘Vous êtes un haut responsable du Hamas qui menace la sécurité de la région’. La détention doit ensuite être approuvée par un juge. L'audience a lieu dans un tribunal militaire et si le juge approuve la détention, vous pourrez déposer une requête auprès de la Cour suprême. Mais il est difficile de se défendre contre ces allégations."

"Vous ne pouvez pas revenir à une vie normale"

Mohammed Anwar Muna est un "habitué" de la détention administrative. À son corps défendant. Le journaliste de l’agence Sanad, spécialisée dans le fact-checking (vérification d'information, NDLR), a passé plus de sept ans en prison sous ce statut d’exception. C’est en 2003, à 18 ans, qu’il découvre les geôles israéliennes, pendant 28 mois. Il est alors étudiant. "Nous n’avons pas eu le droit de le voir", se souvient sa mère. Mohammed finit par sortir et reprendre ses études universitaires. "À cause de tout ça, il a mis deux fois plus de temps que les autres à obtenir son diplôme", ajoute son père Anouar.  

En 2007, il est de nouveau arrêté. "Les soldats lui ont dit : ‘On ne te laissera jamais vivre ta vie. Tu ne pourras jamais être heureux. Nous te surveillerons constamment’. C’est sans doute pour cela qu’ils sont venus le chercher une semaine après son mariage. Quand son premier enfant est né, ils sont revenus et lui ont dit : ‘Nous voulons te féliciter pour la naissance de ton fils, suis-nous’. Hamza avait une semaine”, se souvient la grand-mère. Les parents de Mohammed listent les arrestations de leurs fils : 16 mois en 2009, un mois en 2012, 18 mois en 2014, 20 mois en 2018. En 2014, Mohammed entame une grève de la faim pour protester contre sa détention administrative. Soixante-quatre jours, en vain. Le prisonnier n'est pas relâché. "Il a perdu beaucoup de poids et pendant un mois, il a été placé sous une sorte de surveillance médicale", précisent les parents du journaliste.  

Le cas de Mohammed Muna est loin d’être isolé. "Il est courant que quelqu'un soit en détention administrative pendant six mois ou un an puis qu'il soit libéré, confirme Jessica Montell. Après un an ou deux, il est à nouveau arrêté pour six mois. Vous ne pouvez pas revenir à une vie normale car il y a toujours la peur d’être de nouveau arrêté".  

La table basse du salon est bientôt recouverte de nourriture. Jus d’orange, thé, café, pâtisseries, fruits frais pelés... Najat est aux petits soins avec ses hôtes. "Vous savez, c’est parce qu’il est journaliste qu’ils l’ont placé en détention administrative. Il montre la vérité de l’occupation. Il est connu et les gens l’aiment. Hamdoullah, nous sommes fiers de lui", sourit la septuagénaire au visage rond. "Le but est de l’empêcher de travailler", insiste Anouar, confortablement assis à côté de son petit-fils. 

Israël affirme respecter le droit international

Les autorités israéliennes ont-elles un recours abusif à cette mesure d'exception ? En 2012, un rapport du Parlement européen évoquait une utilisation "principalement pour limiter l'activisme politique palestinien". En 2020, Michael Lynk, rapporteur spécial des Nations unies sur les droits de l'Homme dans les territoires palestiniens, a évoqué "un anathème dans toute société démocratique qui respecte l'État de droit (...). Lorsque l'État démocratique arrête et détient quelqu'un, il est tenu de l'inculper, de présenter ses preuves dans le cadre d'un procès public, de permettre une défense complète et d'essayer de persuader un système judiciaire impartial de ses allégations au-delà de tout doute raisonnable".

Les autorités israéliennes, elles, justifient l'augmentation du nombre de détentions administratives par le contexte sécuritaire dans les Territoires occupés. "Depuis le massacre du 7 octobre, les attaques terroristes se sont multipliées en Judée et en Samarie [nom utilisé par les autorités israéliennes pour désigner la Cisjordanie occupée, NDLR]. L'augmentation du nombre d'arrestations administratives reflète la forte augmentation des tentatives d'attentats terroristes dans la région, affirme le porte-parolat de l'armée israélienne interrogé par France 24. La détention administrative n'est utilisée que dans les situations où les autorités de sécurité disposent d'informations fiables indiquant qu'un individu représente un réel danger pour la sécurité de la région, et en l'absence d'autres solutions pour atténuer le risque".

L'armée précise également que les décisions sont prises au "cas par cas" par un commandant militaire et qu'elles sont soumises à "une procédure de contrôle judiciaire menée par le tribunal militaire, au cours de laquelle les informations qui sous-tendent le mandat d'arrêt sont examinées et approfondies. Les décisions du tribunal militaire sont soumises à l'examen de la cour d'appel et de la Haute Cour de justice".

Pas de quoi convaincre les ONG israéliennes de défense des droits de l'Homme. "Israël l'utilise en masse comme moyen de contrôle sur la population depuis longtemps. Une utilisation illégale et bien sûr immorale”, regrette Dror Sadot, porte-parole de l’ONG BTselem. Pour Jessica Montell, "la détention administrative est régie par le droit international. Une personne est interpellée non pas parce qu’elle est soupçonnée d'avoir commis un crime mais parce qu'elle représente un futur danger et qu’il n'y a pas d'autre moyen de l’éviter. D'un point de vue du droit international, il devrait s'agir d'une chose très rare".  

Plus de 3 000 personnes en détention administrative

Les attaques du Hamas dans le sud d’Israël, les pires de l’histoire du pays, ont changé la donne. Le nombre de détentions administratives a littéralement explosé en Cisjordanie mais aussi dans la bande de Gaza. "Avant le 7 octobre, il y avait 1 200 personnes en détention administrative. Début janvier, on est passé à 3 291 sur un nombre total de 8 600 Palestiniens détenus, constate Jessica Montell. C'est énorme. Ces personnes détenues sans inculpation ni procès représentent presque 40 % des Palestiniens en détention". 

Les conditions de détention se sont également considérablement dégradées ces trois derniers mois. "Avant, nous pouvions lui parler, le voir. C’est pire depuis la guerre. Nous avons peur", insiste Najat. 

"Toutes les deux semaines, les familles des détenus venaient leur rendre visite, confirme la directrice d’HaMoked. Les avocats aussi. Le CICR se rendait régulièrement sur place et contrôlait les conditions de détention. Désormais, il n'y a plus d'appels téléphoniques, plus de visites. Parfois, les gens nous appellent juste pour vérifier si leur proche est toujours détenu au même endroit". 

Le visage impassible, le père de Mohammed évoque "la mort d’un détenu". Le septuagénaire est en-deçà de la réalité. "Sept Palestiniens sont morts en détention depuis le début de la guerre", affirme Mothafar Thoqan, porte-parole du ministère des prisonniers palestiniens. Selon le quotidien israélien Haaretz, au moins deux d’entre eux, dont Thaer Abu Assab, 38 ans, avaient subi des violences. Les détenus ont "les yeux bandés et menottés pendant la plus grande partie de la journée et les lumières sont allumées dans l'établissement pendant toute la nuit", détaille Haaretz en évoquant les Gazaouis détenus dans la base militaire de Sde Teiman, près de Beersheva (sud).

Pour le comité public contre la torture en Israël, cité par l‘AFP, la mort de Thaer Abu Assab, en novembre à la prison de Ketziot, "soulève de sérieux soupçons quant au fait que l'IPS (Israel Prison Service) était en train de passer d'un organisme professionnel d'incarcération à une force vindicative et punitive".

L’armée israélienne a ouvert une enquête sans préciser le nombre de décès. "Nous sommes au courant de la mort de terroristes dans des centres de détention militaires et une enquête est en cours", a déclaré un porte-parole à l'AFP. 

Enfin, faute de place dans les prisons, le ministre de la Sécurité nationale Itamar Ben Gvir, membre du parti d’extrême droite Force juive, a fait adopter une ordonnance d’urgence pour durcir les conditions de détention, comme la norme des deux mètres carrés par prisonnier.

"Maintenant, ils peuvent être jusqu’à huit dans la même pièce. Les matelas sont les uns contre les autres, précise Jessica Montell. Ils n’ont plus le droit de sortir dans la cour. L’accès à l’eau chaude est limité. Les personnes à qui nous avons pu rendre visite ont perdu beaucoup de poids et beaucoup se plaignent de violences et d’humiliations". De quoi accroître un peu plus l’angoisse des familles.  

"Les soldats veulent nous briser"

À Naplouse, Hamza écoute ses grands-parents raconter l’histoire de son père sans sourciller. "Mon père me manque. J’ai besoin de lui, confie le jeune garçon aux traits qui rappellent ceux de Mohammed, dont le portrait trône dans un coin de la pièce. Je suis fier de lui. Peut-être que je deviendrai journaliste comme lui. Je veux raconter ce qui se passe ici". "Mohammed n’a pas vu ses enfants grandir, regrette Najat. Sa fille de deux ans, la petite dernière, est toujours à la porte à appeler son père".  

Abdelkrim Muna est aussi passé par la détention administrative. Comme son frère aîné – mais à quatre reprises (seulement). "Je me souviens que la cellule était très petite et que l’on ne savait rien de ce qui se passait à l’extérieur. Nous étions dix dans la même pièce". Lorsqu’on lui demande s’il a été bien traité, l’homme de 37 ans sourit. "Les soldats veulent nous briser. Ils pensent que nous sommes faibles. Mais nous sommes forts. Et même si nous souffrons, nous ne montrons jamais rien. Notre dignité compte plus que tout". 

Détention administrative des Palestiniens en Israël : "Nous ne savons pas où il est"

"C’est un couteau sous la gorge", lâche Mothafar Thoqan. Le porte-parole du ministère des Prisonniers palestiniens vit dans le camp de réfugiés de Balata, le plus peuplé de Cisjordanie. Un dédale de petites rues étroites qui portent les stigmates des opérations militaires israéliennes. Les impacts de balles maculent certaines façades. Ici, une maison brûlée. Là, une autre soufflée par un drone. La violence est palpable. Elle suinte partout. Les "combattants" surveillent, patrouillent. Comme cet homme, tout de noir vêtu, un fusil d’assaut M-16 collé sur la poitrine, croisé par hasard, au détour d’une rue. La veille, de violents affrontements ont éclaté avec "l’armée d’occupation". Balata est sur le qui-vive.

"Ils m’ont bandé les yeux et attaché les mains dans le dos avec des contentions très serrées. Ça faisait mal, se souvient Mothafar Thoqan, interpellé en 2005. Quand j’ai demandé au soldat de desserrer, il a serré encore plus. Je suis resté comme ça, dans un sous-sol pendant 24 heures. J’avais froid". 

Pendant un an, il est transféré de prison en prison. Megiddo, Ofer, Naqab... Il est intarissable sur le sujet. "Les trajets étaient interminables. Je ne buvais pas d’eau pour ne pas avoir envie d’uriner car avec les mains liées, c’était impossible. J’essayais de me lever pour voir la mer car je ne l’avais jamais vue", confesse-t-il en mimant la scène. Mothafar Thoqan évoque ensuite la prison de Shatta. "Quand vous entrez, il y a une photo d’un lion. À l’arrière, c’est un lapin. C’était leur manière de nous dire comment nous allions ressortir d’ici". 

Désenchanté. Pour Mothafar Thoqan le mot paix est vide de sens. Le père de sept enfants n’a plus d’espoir. "En 1993, les Accords d’Oslo nous promettaient un État, la liberté. Qu’avons-nous aujourd’hui ? Rien. Demain, ils peuvent venir me chercher. On essaye juste de nous enlever notre dignité".