
C’est un exposé saisissant du sort des millions d'Ukrainiens déplacés par l'invasion russe. Le documentaire "Pierre, feuille, pistolet", sorti mercredi 8 novembre dans les salles françaises, met en lumière le périple du réalisateur polonais Maciek Hamela lors de ses opérations d’évacuations de l’autre côté de la frontière.
Lorsque les chars russes sont entrés en Ukraine en février 2022, déclenchant un exode massif de réfugiés, le cinéaste a quitté Varsovie, pour se rendre à la frontière, comme des milliers d'autres Polonais, et tenter d’apporter son aide. Au bout de quelques jours, il a commencé à sillonner l'Ukraine au volant d'une camionnette, pour récupérer des civils bloqués par le conflit et les conduire en lieu sûr.
Profitant de l’intimité du van, Maciek Hamela a filmé les échanges avec ses passagers pour documenter leurs expériences, saisissant leur détresse alors qu'ils s'éloignaient des combats, laissant derrière leur famille et leurs biens.
Certains sont mutiques, abasourdis. D'autres racontent des histoires de destruction, de torture et de mort ou bien évoquent leurs espoirs et leurs aspirations lorsque la guerre prendra fin.
Au fur et à mesure des récits, la banquette arrière devient le théâtre d’une galerie de portraits hétéroclite. S’y succèdent une femme congolaise grièvement blessée, une mère porteuse pour un couple français, une fermière âgée qui évoque la tristesse d’avoir abandonné sa vache préférée ou une petite fille qui détourne le jeu "pierre, feuille, ciseau" pour y ajouter "pistolet".
De temps en temps, la caméra s’aventure à l’extérieur du van et capture l’ampleur de la désolation : véhicules calcinés, postes de contrôle ainsi qu’une multitude de dangers, comme des mines sur la route, ou encore un pont éventré par les bombardements.
Tournée sur une période de six mois et plusieurs dizaines de milliers de kilomètres, cette production polono-franco-ukrainienne a été présentée au début de l'année dans la section Acid à Cannes, dédiée au cinéma indépendant, et a depuis été présentée dans de nombreux festivals. France 24 s'est entretenu avec son réalisateur, qui évoque les difficultés de tourner dans une zone de guerre et l’importance de rester mobilisé sur le conflit ukrainien et le sort des personnes déplacées.
France 24 : Pouvez-vous nous parler des premiers jours de la guerre et des raisons qui vous ont poussé à franchir la frontière ukrainienne ?
Maciek Hamela : Dès le début de la guerre, j'ai commencé à collecter des fonds pour l'armée ukrainienne à Varsovie. Très peu de gens croyaient que l'Ukraine pourrait survivre à la guerre. Il y a eu un exode massif de réfugiés, qui ont soudainement débarqué à la frontière. Il faisait un froid glacial et le gouvernement polonais n'était pas préparé. Le troisième jour de la guerre, j'ai acheté une camionnette et je me suis rendu à la frontière.
Lorsque je suis arrivé, j'ai réalisé que je n'étais pas le seul. Des centaines de personnes avaient eu la même idée. J'ai pris des gens au hasard et je les ai emmenés dans mon appartement et dans ceux de mes amis. C'est de cette manière que nous avons évité le scénario qui aurait conduit à ce qu’ils soient détenus dans des camps de réfugiés.
Au bout de quelques jours, nous nous sommes organisés sur [l’application de messages] Signal, pour trouver des appartements, de l'aide humanitaire, des moyens de transport, etc. Je parlais couramment l'ukrainien, j'ai donc traversé la frontière. À partir de là, tout s'est enchaîné. Mon numéro de téléphone est apparu quelque part sur Telegram et des gens ont commencé à m'appeler de différents pays, me demandant d'aller chercher leurs proches bloqués en Ukraine. Je me suis rapproché de la ligne de front et j'ai commencé à faire des évacuations plus courtes des villages vers les grandes villes et les trains d'évacuation.
Comment avez-vous trouvé votre chemin en Ukraine ?
Le début de la guerre a été très difficile. Il n'y avait pas d'informations, pas de cartes, pas de journalistes. Nous ne savions pas où se trouvaient les Russes. Nous pouvions parcourir 200 kilomètres et découvrir qu'un pont avait été détruit, et nous devions alors faire tout le chemin inverse pour trouver une autre route. Je comptais sur les gens que je rencontrais en chemin pour obtenir des informations sur les routes, les points de contrôle et l'endroit où se trouvaient les Russes.

Quand et pourquoi avez-vous décidé de commencer à filmer vos évacuations ?
À la fin du mois de mars, j'ai décidé que je ne pourrais plus continuer à avancer seul très longtemps. Cela m'épuisait, surtout la conduite de nuit. J'ai donc demandé à un ami proche, qui se trouvait être un directeur photo et aussi un très bon conducteur, de m'aider et nous avons décidé de prendre une caméra.
Nous ne savions pas que cela allait devenir un film. Mais je savais que ce qui se disait dans la voiture était un témoignage unique de ce que ces gens vivent et du processus au cours duquel les gens deviennent des réfugiés. Est-ce le moment où vous traversez la frontière ou la dernière fois que vous voyez votre maison ? C'est à ce moment du voyage que l'on commence à prendre conscience de la situation, et ce processus se reflète dans les conversations.
Comment les gens ont-ils réagi à la caméra ?
J'ai été très surpris de voir à quel point la caméra a motivé certaines de ces personnes à raconter leur histoire. Certains avaient été exposés jour et nuit à la propagande russe, en particulier dans les territoires occupés. Ils avaient envie de parler au monde et la caméra était le monde.
On sent que le danger va crescendo dans le film au fur et à mesure que la proximité de la guerre devient de plus en plus évidente. Comment avez-vous structuré votre film ? N’était-ce pas effrayant de conduire dans une zone de combats ?
Nous nous sommes demandé comment maintenir la tension pendant toute la durée du film tout en étant presque entièrement dans la voiture. C'est pourquoi nous avons construit ce crescendo, à la fois dans la structure et dans les histoires des passagers. Bien sûr, il y a eu de nombreux moments terrifiants, mais nous avons décidé de laisser de côté les plus dramatiques. Il ne s'agit pas d'un film sur les dangers de la conduite dans des territoires déchirés par la guerre. Je ne souhaite pas comparer mon expérience à celle des soldats qui se battent.
Il y a très peu de repères spatio-temporels dans votre film. Est-ce un choix délibéré ?
Nous en avons discuté dès le départ. Je sentais que pour les Ukrainiens de notre équipe, il était important de mentionner des lieux et des dates, de marquer les événements. Ils craignaient également qu'en mettant de côté les combats proprement dits, nous ne parvenions pas à transmettre le danger de l'expérience dans son ensemble. Mais je pense qu'il était important de résister à la tentation de lister les noms des lieux partout où nous nous rendions, y compris dans des endroits qui ont été totalement détruits depuis, comme Soledar [ville de l'est de l'Ukraine, prise par les forces russes en janvier 2023 à l'issue d'une bataille dévastatrice, NDLR].
Nous avons finalement décidé d’effacer cette notion de temps et de lieu et de faire un film qui ne traite pas seulement de la guerre entre la Russie et l'Ukraine, mais de l'expérience de la guerre elle-même. Ce qui arrive aux gens dans la camionnette a une portée universelle qui peut nous éclairer sur ce qui arrive aux gens à Gaza, au Yémen ou au Soudan.
Avez-vous été surpris par l'ampleur de la réponse humanitaire en Pologne ?
Je pense que tout le monde a été surpris. Je pensais que je serais l'une des rares personnes à la frontière, mais j'ai vu de longues files de voitures, des gens ordinaires qui venaient chercher les réfugiés et les emmenaient chez eux. C'était saisissant de voir à quel point la société était réactive et mobilisée au début de la guerre.
Il n'y a pas de fraternité particulière entre Polonais et Ukrainiens, nous avons eu un passé parfois difficile. Mais nous avons aussi une expérience commune : pendant des siècles, nous avons vécu dans l'ombre d'un voisin affamé, d'un danger imminent qui plane au-dessus de notre tête. Cela nous a fait comprendre que cette guerre est aussi la nôtre.
Êtes-vous préoccupé par le fait que le soutien à l'Ukraine s'étiole à mesure que "l’usure de la guerre" se fait sentir ?
Il est choquant de voir à quelle vitesse l'attention du monde se détourne de l'Ukraine, en particulier depuis les récents événements en Israël. Il y a certainement une forme de fatigue. Il est devenu beaucoup plus difficile de collecter et d'acheminer l'aide humanitaire pour l'Ukraine.
Au début de la guerre, il y a eu un mouvement populaire massif et spontané de soutien aux Ukrainiens, mais il y a un moment où les gouvernements doivent prendre leurs responsabilités. Ils doivent comprendre que nous ne pouvons pas geler le conflit. La Russie mise sur le long terme. Elle sait très bien que sans le soutien de l'Occident, l'Ukraine ne pourra pas tenir. Nous voyons déjà certains gouvernements - d'abord la Hongrie, maintenant la Slovaquie - refuser de soutenir l'Ukraine. C'est une erreur tragique.
Cet article a été adapté de l’anglais. Retrouvez l’article original ici.