Le marché intérieur, symbole de la fin des frontières, de la libre circulation des biens, services, personnes et capitaux, et de l’harmonisation des normes, est aujourd'hui confronté à de nouveaux défis, notamment le retour en force de l'État et de l'interventionnisme industriel. Face à la concurrence croissante de la Chine et des États-Unis, comment réinventer ce marché unique et l’adapter aux transitions numériques et écologiques ? Pour en parler, nous accueillons Enrico Letta, ancien Premier ministre italien, ancien chef du Parti démocrate et actuel président de l’Institut Jacques Delors.
Interrogé sur la situation du libre-échange en Europe, Enrico Letta, le président de l'Institut Jacques Delors, estime que "ce qui est en train de se passer avec les instabilités, la guerre et l'agressivité de la Russie fait en sorte que l'Europe ne peut plus se considérer tranquille si elle est dépendante en matière de technologie, en matière d'énergie et en matière de sécurité. Donc, il faut être plus indépendant."
Enrico Letta estime que l'UE doit se renforcer pour faire face à ces défis, proposant de se doter "de grands projets européens [...] C'est un sujet, je pense, central pour l'avenir de l'Europe dans les prochaines années."
L'ancien Premier ministre italien revient aussi sur les conséquences positives des crises successives vécues par l'Union européenne ces derniers mois. L'UE "est en train de devenir une puissance qui n'est plus naïve, comme elle l'a été pendant longtemps", affirme Enrico Letta. "Parce qu'on a tout d'un coup appris que confier notre dépendance énergétique aux Russes et au monde arabe, ce n'était pas une idée géniale. [...] On a tout de suite compris que cette dépendance devait cesser. Il faut aller dans une direction dans laquelle c'est au niveau européen qu'on prend les décisions et qu'on cesse de se fragmenter. [...] On ne peut pas être 27 fragmentés chacun pour soi. Parce qu'à la fin, on a la guerre à nos portes" assène-t-il.
Cette fragmentation de l'UE inquiète Enrico Letta, alors que le fonctionnement du marché unique, pilier de la construction européenne et symbole de la fin des frontières, est aujourd'hui mis à mal par la multiplication des aides d'État et les interventionnismes industriels nationaux. Face à la concurrence croissante de la Chine ou des États-Unis, Enrico Letta appelle donc à plus d’intégration et à la création de champions européens du numérique et du renouvelable.
Celui qui a reçu, à la mi-septembre, un mandat européen pour rédiger un rapport sur le sujet, estime que l’Union européenne doit renforcer son volet social. “Le marché unique, c'est la liberté de mobilité, la liberté de bouger", rappelle l'ancien Premier ministre italien. "Mais nous devons aussi donner la liberté de rester aux gens, ceux qui vivent dans un territoire où ils sont nés, où ils veulent rester, ils doivent considérer que l'Europe les aide.” Enrico Letta conserve les mêmes ambitions que Jacques Delors, qui a créé en 1996 l'institut qui porte aujourd'hui son nom. "Aujourd'hui, c'est un sujet tellement important de faire en sorte que l'Europe soit perçue comme une aide, comme un soutien. Non seulement par ceux qui veulent réellement bouger, mais aussi par ceux qui veulent rester."
Au moment où les 27 rechignent à compléter le budget européen, Enrico Letta appelle l’Europe à se donner les moyens de ses ambitions. “Il n'est pas question d'imaginer qu'on va revenir aux budgets du passé. Le budget du passé n'est absolument pas capable d'être à la hauteur, de rendre l'Europe à la hauteur des missions dont on doit parler. L'ambition de l'Europe est d'être centrale au niveau global et seulement avec des investissements au niveau européen, dans les énergies vertes, dans les télécoms, dans tout ce qui est nécessaire aujourd'hui : énergie, défense. On pourra le faire, sinon on va être fragmenté et incapable d'avoir nos missions achevées."
Enfin, sur la question du pacte vert et des ambitions climatiques européennes, le président de l'Institut Jacques Delors en est convaincu, "il faut que cette transition [écologique] soit perçue comme utile. Je pense par exemple à la transformation de la mobilité, avec la mobilité électrique et la mobilité en transport en commun. C'est exactement là qu'il faut pousser les investissements européens. Il faut changer la donne et faire en sorte qu'il y ait un grand futur d'investissement européen dans ce secteur. Si ces investissements n'arrivent pas, évidemment, les citoyens, les travailleurs, les industriels vont se dire que ça va seulement nous coûter [...] Donc, c'est une question de financement", conclut-il.
Une émission préparée par Sophie Samaille, Juliette Laurain, Agnès Le Cossec et Isabelle Romero.
- Enrico LETTA , Ancien président du Conseil italien et président de l'Institut Jacques Delors