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Abus sexuels au sein de l’Église : les Missions étrangères de Paris dans la tourmente

Déjà visée par de nombreuses accusations d’abus sexuels, l’Église catholique fait désormais face à un nouveau scandale concernant les Missions étrangères de Paris (MEP). Alors que plusieurs de ses membres font l’objet d’enquêtes judiciaires en France, les journalistes de France 24 Karina Chabour et Julie Dungelhoeff ont enquêté sur les activités en France et à l’étranger de cette société de prêtres missionnaires, présente dans de nombreux pays d’Asie.

C'est un nouveau scandale dont l’Église catholique se serait bien passée. Trois enquêtes judiciaires ont été ouvertes en France à l’encontre de deux prêtres et d'un évêque pour des abus sexuels présumés.

Les trois hommes sont issus des Missions étrangères de Paris (MEP), une société catholique créée au XVIIe siècle pour évangéliser les peuples d’Asie et qui compte aujourd’hui 150 membres dans 14 pays, selon leur site Internet.

Avant la révélation de ces affaires, une équipe de France 24 enquêtait déjà sur cette société apostolique dont plusieurs missionnaires ont fait l’objet de signalements alors qu’ils étaient en poste à l’étranger. Ce travail, mené en partenariat avec la cellule d’investigation de Radio France, met en lumière les rouages de cette institution prestigieuse, soupçonnée d’avoir couvert les actes de prédateurs sexuels.

Lire et écouter l'enquête de la Cellule Investigation de Radio France

Scandales en série

Les trois enquêtes françaises révélées dans le courant de l’année 2023 concernent deux anciens missionnaires au Japon, le père Philippe et le père Aymeric, ainsi que l'évêque de La Rochelle, Mgr Georges Colomb, ancien supérieur général des Missions étrangères de Paris. Ils sont respectivement soupçonnés de "viol", "viol aggravé" et "tentative de viol". Aucun n’a encore été mis en examen et ils sont présumés innocents. Le père Philippe et Georges Colomb nient ces accusations. Le père Aymeric n’a pas répondu aux journalistes de France 24.

Dans ses confessions, enregistrées avec son accord par son accusateur, le père Philippe parle d’un "système" dans lequel il aurait été introduit lorsqu’il était séminariste aux MEP. Il assure qu’il a été initié à une vie sexuelle active par des prêtres en responsabilité et qui jouissaient donc d’un ascendant sur lui. "J’étais une bonne nouvelle recrue (…) comme objet sexuel", assure-t-il, en pleurs.

Les enquêtes visant le père Philippe, le père Aymeric et Mgr Georges Colomb concernent toutes des victimes françaises.

Néanmoins, les accusations d’abus sexuels visant les Missions étrangères de Paris sont loin de se limiter à l’Hexagone. L’équipe de France 24 s’est rendue dans le nord-ouest de la Thaïlande, chez les Karens, une minorité ethnique. Elle y a recueilli plusieurs témoignages mettant en cause deux prêtres qui auraient commis des agressions sexuelles sur de jeunes enfants. 

La loi du silence

Pendant plus de trente ans, dans le village de Chong Kaep proche de la frontière birmane, le pensionnat du père Tygreat a accueilli jusqu’à 260 enfants karens. Dans la région, des habitants continuent de célébrer la mémoire de ce missionnaire des MEP – mort en 2007 – venu apporter savoir et aide humanitaire. Son penchant pour les jeunes enfants semble pourtant être connu de tous. Des années durant, il aurait monnayé la promesse d’un avenir meilleur contre des faveurs sexuelles.

Abus sexuels au sein de l’Église : les Missions étrangères de Paris dans la tourmente

Alors que le père Tygreat a pu continuer ses activités sans être inquiété, un autre missionnaire des MEP semble aujourd'hui faire les frais de sa conduite. Alerté par une victime en Thaïlande, le père Camille Rio avait averti sa hiérarchie en 2020.

"Je m’entends dire qu’ils étaient au courant depuis quelques mois, qu’à l’évidence tout est vrai mais que je n’ai aucune inquiétude à avoir. Dans la mesure où nos avocats ont été consultés, les Missions étrangères sont à l’abri", rapporte-t-il.

Camille Rio affirme que son interlocuteur est alors Gilles Reithinger, l’ancien supérieur général.

Choqué par cet échange, il dit avoir ensuite multiplié les alertes au sein de l’Église sans que rien ne bouge. En parallèle, ses relations avec les MEP se sont considérablement dégradées. Revenu en France, il est pour l’heure maintenu à l’écart de sa mission et son sort au sein de la société de prêtres demeure incertain.

La remise en cause d'un système

Interrogé sur la situation de conflit entre Camille Rio et l'institution, l’actuel supérieur général, Vincent Sénéchal, ne cache pas son embarras. "Le père Camille a mené un certain nombre de dossiers… Malheureusement, ça s’est tendu. Et nous espérons que ça puisse s’assouplir."

Concernant les accusations visant des membres des MEP, Vincent Sénéchal juge qu'il s'agit d'affaires isolées. "Il n’y a pas de culture de l’abus aux Missions étrangères. Nous ne protégeons personne qui aurait franchi la ligne rouge de la loi ici. Qu'il y ait l'une ou l'autre personne qui n’ait pas respecté son célibat, voire une autre personne qui se soit retrouvée dans des manquements individuels, ça ne fait pas pour autant un système."

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Néanmoins, le nombre important de témoignages, impliquant jusqu’aux plus hautes instances de l’organisation, ainsi que le profil des victimes, en situation de fragilité, interrogent.

En France, selon un témoignage rapporté, l'une d’elles aurait expliqué avoir été contrainte à des actes non consentis pour des raisons financières. Un autre homme, qui affirme avoir été violé au Japon, est atteint de trouble du spectre de l'autisme. 

L'homosexualité de certaines victimes, sujet hautement tabou au sein de l'Église, jouerait également en faveur des agresseurs. "Quand on est catholique et homosexuel, en fait, il y a une honte. Du coup, on le cache, et porter plainte, c'est livrer son homosexualité au grand public", explique un lanceur d’alerte.

Enfin, pour abuser de ces personnes et maintenir le secret, les membres des MEP auraient usé de leur posture d’autorité et de l’image prestigieuse de leur organisation aux yeux des fidèles mais aussi de la hiérarchie de l'Église.

"Au sein du Vatican, les prêtres qui s’engagent aux Missions étrangères de Paris ont une oreille attentive, parce qu’ils sont dans des lieux où il est difficile d’aller… Donc ils sont un relais. Ils ont une aura", indique Sophie Lebrun, journaliste à l'hebdomadaire chrétien La Vie.

Des enquêtes fantômes ?

Les MEP affirment prendre très au sérieux ces accusations, qui font l’objet d'investigations en interne. En mai 2023, le supérieur général Vincent Sénéchal a annoncé l’ouverture d’une vaste enquête indépendante pour faire la lumière sur les abus au sein de la congrégation depuis 1950. Elle sera menée par un cabinet privé extérieur aux MEP. 

En Thaïlande, outre l’affaire du père Tygreat, l’équipe de France 24 a recueilli plusieurs témoignages indirects incriminant un autre prêtre des MEP, qui est lui toujours en activité dans un autre pays d’Asie. Cette affaire avait, elle aussi, été signalée à sa hiérarchie par le père Camille Rio. Mais les MEP affirment que l’enquête du supérieur local, "qui a interviewé 11 personnes, n’a pas établi la vraisemblance d’agression".

Le documentaire révèle les limites de cette enquête interne : face caméra, le supérieur général des Missions étrangères admet ne pas rechercher activement les victimes, estimant que ces rencontres comportent le risque de leur faire revivre leurs traumatismes. 

"Il y a une différence entre aller [...] voir une personne en disant 'Vous avez vécu telle année, est-ce qu’il s’est passé quelque chose ?' – là, vous êtes dans une démarche proactive. En revanche, faire passer l’information que vous êtes à disposition, voilà ce que nous avons fait", assume Vincent Sénéchal.

Cette accumulation d’affaires au sein des MEP ne semble pas avoir freiné l’ascension de deux de ses anciens dirigeants au sein de l’Église.

Malgré plusieurs alertes envoyées à sa hiérarchie, Georges Colomb, l’ancien supérieur général, a été promu en 2016 évêque de La Rochelle. Désormais dans le viseur de la justice française, il a demandé en juin sa mise en retrait le temps de l’enquête.

Son successeur, Gilles Reithinger, a quant à lui été sacré en juin 2021 évêque auxiliaire de Strasbourg. Il nie avoir joué un quelconque rôle dans les scandales sexuels qui touchent aujourd’hui les MEP et ne fait l’objet d’aucune poursuite judiciaire.

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