Un humoriste chinois a été sévèrement puni mercredi pour avoir osé une blague faisant référence à l'Armée populaire de libération. Sa maison de production a même écopé d’une amende record de près de deux millions de dollars. La preuve que la censure chinoise s’intéresse désormais aussi au petit monde en pleine croissance du stand-up, qui bénéficiait jusque là d'une certaine liberté de ton.
C'est l'histoire d'un mec qui fait une blague sur l'Armée populaire de libération (PLA). Et Li Haoshi n'aurait pas dû. Les autorités chinoises ont infligé, mercredi 17 mai, une amende record de près de deux millions de dollars à la maison de production qui l'emploie et ont ouvert une enquête à l'encontre de l'humoriste chinois.
Li Haoshi, dont le nom de scène est "House" (comme "maison" en anglais), est accusé d'avoir "gravement insulté l'armée" et d'avoir porté un coup dur à "l'honneur national" et aux "sentiments patriotiques", a affirmé le Bureau municipal de la Culture et du Tourisme de Pékin, qui a décidé de l'amende.
Huit mots de trop
"C'est la première fois qu'une sanction est prononcée contre une blague sur l'armée en Chine", souligne Olivia Cheung, spécialiste de l'histoire politique contemporaine chinoise à la School of Oriental and African Studies de l'Université de Londres.
Une lourde peine infligée pour une boutade qui "peut sembler totalement inoffensive et pas forcément très drôle", estime Marc Lanteigne, sinologue à l'université arctique de Norvège. Parlant de sa décision de déménager à Shanghai et d'adopter deux chiens, Li Haoshi avait lancé "normalement, quand vous voyez des chiens, vous les trouvez souvent tout d'abord très mignons. Mais là, en les regardant, j'ai eu huit mots qui se sont imposés à moi : 'une bonne discipline, capable de remporter des victoires'".
L'histoire ne dit pas si la saillie animalière a fait rire la salle. En revanche, on sait que la scène a été filmée, puis postée sur les réseaux sociaux où elle a déclenché une avalanche de commentaires.
Le problème ? "C'est une référence directe et littérale au slogan officiel de l'Armée populaire de libération chinoise depuis 2013", souligne Marc Lanteigne. Il a été "élaboré personnellement par Xi Jinping qui l'a utilisé à de nombreuses reprises pour désigner l'armée moderne qu'il a mis en place", précise Olivia Cheung.
La première partie du slogan, relative à la discipline, fait référence à la campagne de mise au pas de l'armée menée par le pouvoir au milieu des années 2010. "L'armée avait la réputation d'être très corrompue avant l'arrivée de Xi Jinping au pouvoir, et il se targue d'y avoir mis fin et d'avoir ramené la discipline dans les rangs", explique Olivia Cheung.
Ensuite, si la PLA est "capable de remporter des victoires", ce serait le résultat des réformes de modernisation mises en œuvre par le président chinois. "C'était, et ça reste, l'une des priorités de Xi Jinping et il estime que grâce à lui, l'armée chinoise mérite désormais le respect le plus total", résume l'experte de l'université de Londres.
Crime de lèse-Xi Jinping
Li Haoshi s'est ainsi pris doublement les pieds dans le tapis du politiquement incorrect. D'un côté, il a commis un crime de lèse-Xi Jinping en blaguant "sur un sujet qui touche le président personnellement", souligne Olivia Cheung. De l'autre, il a comparé l'armée à des chiens. Mauvaise idée : ces animaux sont perçus en Chine comme "mignons mais sales et qu'il vaut mieux ne pas trop avoir autour de soi", affirme Marc Lanteigne. Ce n'est pas le genre de métaphore que le pouvoir veut voir s'installer dans le paysage médiatique pour désigner les militaires.
Mais de là à imposer une amende de près de deux millions de dollars ? Sur les réseaux sociaux chinois, certains Chinois ont osé mettre en cause le "deux poids, deux mesures" dans la fermeté des autorités, souligne le New York Times. Ces internautes rappellent qu'une société qui avait vendu des faux certificats de tests négatifs au Covid-19 durant la période de confinement n'avait écopé que d'une amende de 10 000 dollars, note le quotidien nord-américain.
"Il est clair qu'il ne s'agit pas seulement de punir un humoriste pour sa blague, mais bien de d'en faire un exemple pour tous afin d'établir une nouvelle ligne rouge à ne pas franchir", souligne Marc Lanteigne.
Pour lui, cette sanction s'inscrit dans un "durcissement des restrictions à la liberté d'expression ces dernières années". Le censeur chinois était déjà connu depuis longtemps pour avoir la main lourde, mais "avec la crise sanitaire, il est devenu encore prompt à sévir", ajoute cet expert.
Les autorités chinoises se sont notamment rendu compte durant la période de lutte contre le virus qu'il y avait encore des trous dans leur dispositif de contrôle de l'information. La censure n'a ainsi pas réussi à faire taire les habitants de Shanghai, confinés pendant plus de deux mois au printemps 2022, qui ont pu critiquer les autorités à travers la très virale vidéo "Voices of April".
À cet égard, le stand-up représentait encore un havre de relative liberté d'expression en Chine. Cette forme d'humour n'a fait irruption que très récemment sur le devant de la scène médiatique chinoise. Il a longtemps été perçu comme moins noble que les autres formes traditionnelles de spectacle vivant, car le "seul en scène" "est considéré comme un produit d'importation occidental", explique Marc Lanteigne.
Liberté d'expression contrarié du stand-up à la chinoise
Ainsi, en 2018, il n'y avait dans le pays qu'une petite dizaine de clubs de stand-up où les humoristes pouvaient faire leur show, note le China Daily, quotidien officiel du parti communiste chinois. Pas de quoi affoler Pékin. Depuis, ils se sont multipliés et le pays compte désormais 179 scènes pour blagueurs en série.
L'une des raisons de cet engouement est l'explosion du genre à la télévision avec des émissions comme "Rock & Roast", qui font rire des millions de téléspectateurs chaque semaine. La politique chinoise du "zéro Covid" a été une aubaine pour les humoristes, une espèce alors devenue très prisée par les chaînes de télévision, désireuses d'égayer un peu le quotidien de Chinois strictement confinés, souligne le Financial Times.
Li Haoshi a profité de cet appel d'air. Il a plusieurs fois participé à l'émission "Rock & Roast", ce qui a contribué "à faire de lui une star", assure le New York Times.
Un statut qui faisait de lui la cible idéale pour Pékin afin de faire passer son message. Les autorités ont toléré l'humour "caustique" "tant que les critiques visaient les autorités locales et faisaient état de petits tracas administratifs de la vie quotidienne", note Marc Lanteigne.
Mais quand il s'agit de sujets d'importance nationale – comme l'armée –, ces humoristes sont désormais tenus d'avoir "une réflexion créative correcte" à même de "fournir une nourriture spirituelle saine pour la population", a résumé le Bureau municipal de la Culture et du Tourisme de Pékin.
L'amende record est, en quelque sorte, la rançon du succès du stand-up en Chine. Tant que ces humoristes n'étaient qu'une petite centaine, comme en 2018, leur voix ne portaient pas très loin. Mais maintenant qu'ils sont officiellement plus de 10 000, Pékin a décidé d'en faire des acteurs de la propagande officielle, tout comme les médias d'État ou l'industrie du cinéma.
Li Haoshi a été frappé par cette nouvelle réalité de plein fouet. Il a eu beau s'excuser, la China Association of Performing Arts – l'organisme qui gère le spectacle vivant en Chine – a appelé au boycott total de tous ses spectacles.