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À Gaziantep, bastion de l'AKP, le "leader" Erdogan divise

De notre envoyée spéciale à Gaziantep – Dans le sud-est de la Turquie, la ville de Gaziantep – fief du Parti de la justice et du développement (AKP) du président Erdogan – ne sait plus à quel saint se vouer. À l’approche de la présidentielle du 14 mai, la politique peut rapidement échauffer les esprits.

Ses vieux murs de pierre n'ont pas résisté à la violence des séismes du 6 février mais il est encore là. Dressé sur la colline, le château de Gaziantep veille toujours sur la vieille ville. Dans ce bastion du Parti de la justice et du développement (AKP, islamo-conservateur), Recep Tayyip Erdogan a récolté 63,9 % des voix à l'élection présidentielle de 2018 contre 52,6 % au niveau national.

À Gaziantep, bastion de l'AKP, le "leader" Erdogan divise

"Je soutiens Recep Tayyip Erdogan depuis qu'il est arrivé au pouvoir. Et je continuerai, assure fièrement Hasan Ertürk, propriétaire d'un salon de thé sur la place située en contrebas de la forteresse. Inch Allah, nous le verrons gagner à nouveau le 14 mai !"

Construction de l'aéroport d'Istanbul et de routes, production de gaz et de pétrole, indépendance financière vis-à-vis du FMI... le sexagénaire ne tarit pas d'éloges sur le reis. "Il a fait de grandes choses. Je le respecte pour tout cela. Personne dans l'Histoire n'a fait autant pour le pays. C'est un vrai homme d'État. Que dieu le préserve !"

"Les gens ont peur de l'avenir"

À la terrasse de l'établissement, trois jeunes hommes discutent devant un "çay", le thé turc, cigarette à la main. "Les jeunes doivent voter pour l'avenir de ce pays", affirme Fahrettin Keş, 18 ans. Le 14 mai, le lycéen participera aux élections pour la toute première fois. "Nous ne savons pas où nous allons actuellement. Et je doute que le tremblement de terre change quelque chose. Comme beaucoup de jeunes, je voterai Muharrem Ince."

À Gaziantep, bastion de l'AKP, le "leader" Erdogan divise

Candidat du Parti républicain du peuple (CHP, social-démocrate) à la présidentielle de 2018, cet ancien professeur de physique-chimie est décrit comme un "Erdogan centriste" par le politologue Ahmet Insel. Suscitant un vif espoir chez les opposants au leader de l'AKP, il était arrivé deuxième du scrutin avec 30,6 % des voix (21,8 % à Gaziantep). Désormais à la tête du Parti de la patrie (Memleket Partisi, nationaliste), créé en septembre 2020, le dissident pourrait jouer les trouble-fête dans le duel annoncé entre Recep Tayyip Erdogan et Kemal Kiliçdaroglu. Car pour la génération Z, l'actuel président du CHP est loin d'incarner la nouveauté.

À Gaziantep, bastion de l'AKP, le "leader" Erdogan divise

Écrasées par un soleil brûlant, les rues pavées fourmillent de plus en plus. Erdogan Kartal est attablé de l'autre côté de la rue. Ses cheveux d'un blanc presque immaculé contrastent avec le noir de sa moustache. Assis sur un petit tabouret, le retraité au costume bleu impeccable agite délicatement la cuillère dans son verre à thé. "Il y a 20 ans, le pays se portait mieux, regrette-t-il. Il n'y a plus d'avenir. Les gens ont peur du futur. Les gens fuient." Il semble résigné. Presque amer. "Je suis fonctionnaire à la retraite et je n'ai jamais vu Antalya, la Riviera turque. Les retraités européens peuvent y aller en vacances, pas moi." Si Erdogan Kartal compte bien voter, il n'en dira pas plus.

La circulation se fait plus dense. Dans la vieille ville, rares sont les femmes qui acceptent de parler de l'élection. Hamide Kaya, elle, n'a pas la moindre hésitation. "Je suis une nationaliste turque et, pour la première fois, je vais voter pour le CHP, affirme sans tergiverser la cuisinière de 50 ans. J'ai toujours voté pour le MHP [le Parti du mouvement nationaliste, ultranationaliste, fait partie de la coalition au pouvoir avec l'AKP, NDLR]. Mais pour changer de régime, cela ne suffit plus. Je veux que la Turquie change, que l'on vive à nouveau dans une Turquie laïque, comme le voulait Atatürk."

À Gaziantep, bastion de l'AKP, le "leader" Erdogan divise

"Il faut renvoyer les Syriens chez eux"

Son ombre plane toujours sur la vie politique : Mustafa Kemal, dit "Atatürk", père de la Turquie moderne. En 1923, il fonde la République laïque. Cent ans plus tard, le "père des Turcs" est toujours adulé. Mais son héritage a largement été grignoté ces 20 dernières années. Islamiste convaincu, Recep Tayyip Erdogan n'a eu de cesse de réaffirmer la puissance et l'identité musulmane du pays. "Je ne veux pas que ma religion soit utilisée à des fins politiques. Il y a d'autres religions dans ce pays. Je veux que nous redevenions un pays laïc. Comme Atatürk le disait si bien, je veux que la Turquie fasse partie des plus belles civilisations au monde."

Le visage entouré d'un foulard beige, la nationaliste évoque également les réfugiés syriens. Pour elle, la célèbre hospitalité turque n'a que trop duré. "Il faut renvoyer les Syriens chez eux. Ils sont là depuis bien trop longtemps. Mon pays, c'est ma maison. Aujourd'hui, nous sommes confrontés à une grave crise économique, justifie Hamide Kaya. Nous les avons accueillis mais ils doivent partir. Je ne dis pas qu'ils ne peuvent pas revenir mais seulement pour faire du tourisme."

Trois millions et demi. C'est le nombre de réfugiés que la Turquie, 85 millions d'habitants, a accueillis depuis le début de la guerre en Syrie en 2011. Une présence de moins en moins bien acceptée par la population turque, confrontée à une crise économique sans précédent, plus particulièrement dans le sud-est du pays, ravagé par les séismes du 6 février. Sur cette question, Recep Tayyip Erdogan et Kemal Kiliçdaroglu sont sur la même longueur d'onde. Tous deux ont promis de les renvoyer chez eux.

À Gaziantep, bastion de l'AKP, le "leader" Erdogan divise

Soudain, une femme vient interrompre l'interview. Elle s'appelle Münewer Yildirim, elle a 50 ans. "AKP ! Jusqu'au bout, je serai pour Recep Tayyip Erdogan." Sans demander son reste, la nationaliste tourne les talons, visiblement contrariée.

"Vous êtes des traîtres ! Il sera réélu, vous verrez !"

"J'aurais aimé qu'il arrive au pouvoir plus tôt, notre pays aurait pu devenir un autre Paris ! C'est un homme, un vrai ! Il y a eu un tremblement de terre par le passé. Les gens allaient chercher les corps tout seuls. Ils pleuraient. Lors de ce séisme, Erdogan a été aux côtés de tout le monde. Il a aidé tout le monde."

Münewer Yildirim fait référence au violent séisme d'Izmit, le 17 août 1999. La pire catastrophe qu'ait connue le pays avant le 6 février. Plus de 17 000 personnes avaient trouvé la mort. Le gouvernement avait mis plus de 24 heures à réagir, obligeant les habitants à fouiller à mains nues les décombres. L'État, l'armée et les entrepreneurs du bâtiment... tous avaient dû rendre des comptes. "Si Antep pouvait parler, elle raconterait ce qu'il a fait pour elle. J'espère que ses habitants n'oublieront pas ce qu'il a fait pour eux. Qu'Allah le protège, poursuit-elle avec un débit de mitraillette. Il connaît sa religion, il connaît ses semblables."

Deux hommes interrompent son panégyrique. "Pourquoi ne dites-vous pas qu'un kilo d'oignon coûte 30 livres [1,40 euro] aujourd'hui ?", lui lance l'un d'eux, le visage renfrogné. Pas de quoi la déstabiliser. Bien au contraire. "On ne jette des pierres qu'à l'arbre chargé de fruits." La réponse agace, le ping-pong continue. "Quel fruit ?"

Le ton monte. "Je vous pose la question, est-ce lui [Erdogan] qui est responsable du prix ?" Les deux hommes fulminent. Ils refusent de lui laisser le dernier mot. Sans jamais nommer le président, ils évoquent "celui" qui s'est assis à la table des négociations avec "Apo", alias Abdullah Öcalan fondateur du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) en 1978.

"C'est leur allié", accusent-ils, en référence aux négociations entamées par Recep Tayyip Erdogan avec le parti d'opposition prokurde, le Parti démocratique des peuples (HDP), en 2012. Classé parmi les organisations terroristes, y compris par l'Union européenne, le PKK est l'ennemi juré du président Erdogan.

"Vous êtes des ingrats !", leur vocifère-t-elle. Les deux hommes élèvent la voix, une fois de plus : "Vous devriez craindre la fureur de Dieu ! Vous êtes complètement folle !" Les passants ralentissent le pas, visiblement intrigués par la scène. Ils insistent : "Vous le défendez encore après tout cela ? Honte à vous ! Le pays souffre à cause de vous !"

Münewer Yildirim enrage. "Vous êtes des traîtres ! Il sera réélu, vous verrez ! Partez, maintenant ! Partez !" "Non, vous, partez !"

Brouhaha. La joute verbale devient inaudible. Personne n'aura le dernier mot. En tout cas, pas aujourd'hui. Gaziantep "la victorieuse" devra attendra le 14 mai pour couronner son roi.