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Quand l'Égypte poursuit les influenceuses pour "atteinte à la morale"

En Égypte, les tiktokeuses sont dans le collimateur des autorités, qui recourent à une loi de 2018 sur la cybercriminalité pour pouvoir sanctionner celles dont les publications sont jugées comme "portant atteinte à la morale publique" ou aux "valeurs familiales". Une célèbre influenceuse, arrêtée le 3 avril pour "débauche", vient ajouter son nom à la liste déjà longue de femmes poursuivies pour leurs activités sur les réseaux sociaux.

Salma el-Shimy venait tout juste de rentrer en Égypte lorsque la police l’a arrêtée, lundi 3 avril, l’accusant de "débauche" et de "violation des valeurs familiales" pour ses posts sur les réseaux sociaux. L’influenceuse égyptienne aux 3,3 millions d’abonnés sur TikTok avait déposé une demande de résidence à Dubaï où elle comptait s’expatrier.

C’est un photographe travaillant avec le mannequin aux Émirats arabes unis qui a informé le média égyptien Mada de l’arrestation de la jeune femme. Un procureur a ordonné la détention de l’influenceuse de mode pendant quatre jours pour "propagation de l'immoralité" et publication de vidéos et de photographies "contraires à la morale et aux valeurs sociales", d’après le média qatari Middle East Monitor.

Pour Me Hany Sameh, membre du comité des libertés du Syndicat des avocats, "les accusations portées contre Salma Elshimy sont vagues". Selon lui, ces charges relèvent de "vestiges d'un chauvinisme masculin régressif et intransigeant à l'égard des femmes". Cet avocat, interrogé par Mada au lendemain de l’arrestation, a travaillé sur des cas similaires en Égypte.

Chercheur à la division Moyen-Orient et Afrique du Nord de l’ONG Human Rights Watch (HRW), Amr Magdi s’est lui aussi indigné de cette arrestation, qui n’est pas la première visant une influenceuse égyptienne. "Les autorités ont arrêté une autre femme influente pour ‘débauche’ simplement parce qu'elle publie des photos que nous voyons dans la vie de tous les jours et à la télévision. Sous  [Abdel Fattah]  al-Sissi, les arrestations de femmes accusées de ‘moralité’ ont explosé", a-t-il souligné sur Twitter.

#Egypt/ian authorities arrested yet another female influencer for "debauchery" just because she posts photos we see in everyday life and TVs. Under al-Sisi, arrest of women under "morality" charges have skyrocketed. Previous @HRW report explains: https://t.co/FIojSGKmcm pic.twitter.com/sEhpWN9KrO

— Amr Magdi (@ganobi) April 3, 2023

Port de "vêtements pharaoniques inappropriés"

Salma Elshimy n’en est pas à ses premiers démêlés avec la justice égyptienne. En décembre  2020,  elle a passé un mois en prison, avant d’être libérée sous caution, pour avoir participé à une séance photo à l'extérieur de la nécropole de Saqqarah .

Sur les clichés mis en ligne sur Facebook, l’influenceuse avait posé en tenue égyptienne ancienne devant la pyramide de Djéser. Des internautes, estimant qu’elle portait des vêtements "suggestifs", l’avait dénoncée auprès des autorités, tandis que des médias locaux l’avait accusée "d’exploiter la valeur culturelle des antiquités en portant des vêtements pharaoniques inappropriés".

Depuis l’adoption d’une loi sur la cybercriminalité en 2018, les autorités égyptiennes ciblent les femmes influentes sur les réseaux sociaux pour diverses accusations de moralité, alertent plusieurs groupes de défense des droits de l'Homme.

Discrimination envers les femmes

L’un des volets de c e texte  législatif  s’attaque  spécifiquement  aux contenus en ligne considérés comme "portant atteinte à la morale publique" ou aux "valeurs familiales".  HRW accuse cette loi de violer le droit à la liberté d'expression et de servir d’outil pour s'en prendre plus particulièrement aux femmes. "Le contrôle de la conduite pacifique des femmes en ligne ressemble à un nouvel effort pour contrôler l'utilisation des espaces publics par les femmes", souligne  Rothna Begum,  spécialiste des droits des femmes de  l'ONG Human Rights Watch, dans un rapport de 2020 publié par l’ONG.

Hany Sameh dénonce, lui, une loi ambiguë quant à la définition des normes à respecter. "S'agit-il des valeurs de l'Égypte des années 1960, des valeurs des familles de la classe supérieure et des résidents des stations balnéaires, ou des valeurs des salafistes ?", questionne l’avocat, soulignant que la tenue vestimentaire de Salma Elshimy  n'est pas différente de celle portée par d'autres artistes à la télévision et dans les médias.

Une douzaine d’arrestations d’influenceuses en deux ans

En tout, plus d’une douzaine d’influenceuses ont été arrêtées entre 2020 et 2022, à l’instar de deux tiktokeuses – Haneen Hossam, 24 ans, et Mawada al-Adham, 22 ans, interpellées une première fois en 2020 et emprisonnées pour leurs publications jugées contraires aux "bonnes mœurs".

Quand l'Égypte poursuit les influenceuses pour "atteinte à la morale"

Haneen Hossam avait notamment été accusée de proxénétisme pour avoir expliqué à ses quelque 1,3 million d'abonnés à l’époque que les jeunes filles pouvaient gagner de l'argent en travaillant sur les réseaux sociaux. Mais après avoir examiné les vidéos sur lesquelles la déclaration de culpabilité de Haneen Hossam était fondée, Amnesty International avait estimé en 2022 que ces jeunes femmes avaient été sanctionnées en raison de la manière dont elles dansent, parlent, s’habillent et tentent "d’influencer" le public sur Internet.

En 2020 en Égypte, Amnesty International avait dénoncé une autre affaire : "Une influenceuse sur les réseaux sociaux a posté une vidéo en direct, apparaissant le visage couvert de contusions, implorant l’État de poursuivre en justice les hommes qu’elle accusait de l’avoir violée. Elle a été arrêtée, ses agresseurs présumés également, et leurs déclarations ont servi de base pour l’inculper ' d’incitation à la débauche’ et de ‘violation des principes et des valeurs de la famille’".

"Ces arrestations en série de femmes envoient un signal effrayant sur l'état des droits des femmes en Égypte", estime HRW. "Au lieu de s'attaquer à la violence domestique, au harcèlement sexuel et à la violence généralisée, les autorités égyptiennes semblent vouloir renforcer la discrimination sociétale en persécutant les femmes et les filles pour leur apparence en ligne ou pour ce qu'elles disent."

Si elle est reconnue coupable, Salma Elshimy risque  jusqu'à cinq ans de prison  et 8 000 euros d'amende pour "atteinte à la moralité publique", et six mois de prison et jusqu'à 3 000 euros d'amende pour "atteinte aux principes et aux valeurs familiales de la société égyptienne".