Le film "Je verrai toujours vos visages" sorti ce mercredi explore les rouages de la justice restaurative, une pratique encore peu connue en France qui consiste à faire dialoguer des victimes et des auteurs de crimes pour panser les plaies et favoriser la réinsertion. Explications.
À l’écran, Nawelle, Grégoire et Sabine n’ont en apparence rien en commun. S i ce n’est qu ’ils ont tous les trois subi une agression dont ils ne parviennent pas à se remettre. Ils décident de participer à des réunions de groupes avec des détenus, auteurs de faits similaires, pour tenter de comprendre et de sortir du traumatisme.
À travers son nouveau film "Je verrai toujours vos visages", sorti mercredi 29 mars au cinéma, la réalisatrice Jeanne Henry met en lumière le fonctionnement de la justice restaurative qui propose un espace d’échanges entre victimes d’infractions et auteurs. Intégrée au droit français depuis 10 ans, ce dispositif judiciaire considérée comme un outil d’aide aux victimes et de lutte contre la récidive demeure pourtant encore peu connue sur le territoire en France et peine à se développer, faute d’information et de moyens.
Sortir du "tout-répressif"
Déjà pratiquée depuis de nombreuses années en Belgique et au Canada, la justice restaurative n’ a été intégrée au code pénal français qu ’ en 2014, sous l’impulsion de la ministre de la Justice Christiane Taubira. Le gouvernement socialiste souhaitait alors marquer sa différence avec la politique du "tout-répressif" de Nicolas Sarkozy, en développant des alternatives à l’incarcération et en mettant l’accent sur la lutte contre la récidive.
L'Institut français pour la justice restaurative (IFJR), fondé en 2013 par le Professeur Robert Cario, pionnier du domaine, est alors chargé de former les professionnels de la justice à cette nouvelle pratique.
"Avant la loi de 2014, plusieurs travaux avaient déjà été menés en France sur la justice restaurative ainsi qu’une expérimentation à la prison de Poissy" souligne Héloïse Squelbut, coordinatrice de l'antenne Nord-Est à l’IFJR. "Il y avait également une directive européenne de 2012 qui recommandait aux États d’intégrer la justice restaurative dans la loi pénale. Mais Christiane Taubira est allée au-delà de cette requête, en ouvrant cette pratique non pas uniquement aux victimes mais également à leurs proches et aux auteurs d’infractions eux-mêmes".
Rompre l’isolement et développer l’empathie
Les mesures de justice restaurative peuvent prendre plusieurs formes. Il peut s’agir de réunions entre victimes et auteurs de faits similaires, menées au sein de la prison, ou bien à l’extérieur si les auteurs ne sont pas présentement incarcérés. Il est également possible de mener une médiation entre une victime et son agresseur. Ce cas de figure est illustré dans le film "Je verrai toujours vos visages" par le personnage de Chloé, accompagnée en vue d’une confrontation avec son frère, qui l’a violée à de nombreuses reprises lorsqu’elle était enfant.
"La justice restaurative est extrêmement importante car elle peut permettre aux victimes d’obtenir des réponses qui n’ont pu être apportées lors du procès" , souligne Christiane Legrand, vice-présidente de l’IFJR. "Les réunions de groupe sont également l’occasion pour les victimes de rompre l’isolement en partageant leurs expériences communes, car leur traumatisme est souvent mal compris par leur entourage. Du côté des auteurs, l’interaction provoque une prise de conscience sur les conséquences de leurs actes. Certains en viennent à manifester une empathie très forte pour les victimes, et une franche animosité envers leurs agresseurs".
Pratique méconnue
La loi de 2014 stipule que toute personne concernée par une infraction peut demander une mesure de justice restaurative. Pourtant, peu y ont recours . En 2022, seulement 83 programmes de justice restaurative ont été menés dans l’Hexagone. Une goutte d’eau rapportée aux 550 000 condamnations prononcées la même année.
Pour les professionnels du secteur, cette situation est avant tout due à un manque de moyens. L’IFJR, chargé d’encadrer le développement de cette pratique en France en formant les professionnels et volontaires, ne compte que douze employés pour toute la France.
Trois entités sont chargées d’organiser et mener les rencontres : le SPIP (service pénitentiaire d'insertion et de probation), la PJJ (protection judiciaire de la jeunesse), et les associations d’aide aux victimes (AAV). "Très peu de postes dédiés à la justice restaurative ont été créés au sein de ces pôles qui ont déjà beaucoup d’autres prérogatives. De ce fait, ils n’orientent pas toujours vers ce type de mesures" , déplore Christiane Legrand. "Les professionnels qui s’impliquent dans cette pratique le font par conviction, parfois en plus de leur travail car ils ont très peu de temps alloué à cette pratique".
Investissement long et difficile
À cela s'ajoutent les nombreuses contraintes inhérentes à la pratique même de la justice restaurative. Car si celle-ci est régie par quelques règles simples, telles que la confidentialité des échanges et la reconnaissance de l’infraction par son auteur, son processus s’apparente bien souvent à un long chemin semé d'embûches. D’autant plus que la participation à ces rencontres, basée sur le volontariat, n’offre aucune contrepartie en termes de remises de peine pour les détenus ni d’indemnisation pour les victimes.
"Pour toutes les personnes impliquées, cette pratique représente un investissement conséquent . C onstruire un groupe prend en général de six à neuf mois, avant même le début des rencontres" , explique la vice-présidente de l’IFJR. "Certains s’engagent puis arrêtent, réalisent que cette démarche n’est pas pour eux, ont peur de s’exposer à un choc émotionnel trop violent… Il nous arrive aussi d’interrompre le processus, notamment pour les médiations, si nous nous rendons compte durant la préparation que les demandes exprimées par les deux parties ne sont pas conciliables".
Dans ce contexte, il est bien difficile pour les pouvoirs publics d’évaluer les effets de la justice restaurative, souvent présentée de manière réductrice comme un outil de lutte contre la récidive. Depuis plusieurs années, l'IFJR mène des études auprès des professionnels et des participants, défendant une approche qualitative. "Ce qui nous intéresse c’est le cheminement. Nous mesurons l’efficacité de notre pratique par rapport aux attentes des personnes, en évaluant si celles-ci sont remplies", souligne Héloïse Squelbut. "Bien sûr , il serait plus vendeur de fixer des objectifs clairs et de quantifier les résultats pour obtenir plus de moyens mais cela ne correspond pas à notre démarche" conclut-elle, bien consciente que celle-ci va "à contre-courant de la logique pénale en France".
La jeune femme considère le film de Jeanne Henry comme un "merveilleux coup de projecteur" . D’ailleurs, ses effets sont déjà notables : une hausse des demandes a été enregistrée au cours des dernières semaines. Prochain objectif, susciter le même engouement au sein de la classe politique.