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Bakhmout, ville-clé où les ambitions d'Evgueni Prigojine se cachent pour mourir ?

Ces derniers jours, le patron du groupe Wagner, Evgueni Prigojine, s’est plaint de ne plus avoir de ligne directe avec le Kremlin. Malgré ses appels répétés, ses hommes continueraient de ne pas recevoir suffisamment de munitions pour gagner la bataille de Bakhmout. Certains y voient le signe d’une perte d’influence à Moscou de ce personnage très controversé. Pour le plus grand plaisir du ministre de la Défense.

Il espérait que Bakhmout soit son haut fait de gloire, mais la ville ukrainienne qui résiste encore et toujours au groupe Wagner et à l’armée russe pourrait tout aussi bien devenir son chant du cygne. Le sort politique d’Evgueni Prigojine, le controversé fondateur de la société paramilitaire Wagner, semble de plus en plus lié à l’issue de la bataille autour de Bakhmout. Malgré les avancées de ses mercenaires, la ville reste encore entre les mains des Ukrainiens, d’après le point du 13 mars sur l’état de la guerre en Ukraine établi par l’Institut for the Study of War, un cercle de réflexion américain.

“Evgueni Prigojine assure depuis juillet que la chute de la ville est imminente. Il y a forcément une certaine impatience qui doit s’exprimer dans les plus hautes sphères du pouvoir à Moscou”, souligne Stephen Hall, spécialiste de la politique russe à l’université de Bath. 

 Bataille Wagner vs ministère de la Défense

Mais ce ne sont pas uniquement les soldats ukrainiens qui contrecarrent les ambitions militaires et politiques d’Evgueni Prigojine. À Moscou même, un camp anti-Prigojine s’est formé autour du ministère de la Défense qui se nourrit des difficultés de Wagner sur le terrain pour dénigrer l’ancien chef cuisinier de Vladimir Poutine devenu roi russe des mercenaires.

Evgueni Prigojine s’en est largement plaint publiquement ces derniers jours. Le 9 mars, il a assuré sur Telegram que ses “communications directes avec le Kremlin avaient été coupées” par ses ennemis du ministère de la Défense. Il les accusent aussi régulièrement depuis plus d’un mois de bloquer la livraison de munitions dont ses hommes auraient besoin pour prendre Bakhmout.

Avant le début de la guerre d’invasion en Ukraine, le groupe Wagner était bien vu grâce à ses faits d’armes en Ukraine en 2014, puis en Syrie et, plus généralement, hors de Russie, “y compris au sein du ministère de la Défense qui lui fournissait des armes et des munitions”, rappelle Joseph Moses, spécialiste de stratégie militaire et du conflit en Ukraine pour l'International Team for the Study of Security (ITSS) à Vérone.

Mais l’offensive en Ukraine déclenchée le 24 février 2022 par Vladimir Poutine a rapidement changé la donne. D’abord parce que le président russe a envoyé le groupe Wagner au combat lorsque l’armée traditionnelle semblait à la peine. “Ces mercenaires permettaient au Kremlin de renforcer le front sans avoir à décréter une mobilisation”, souligne Mark Galeotti, spécialiste des questions militaires russes, sur le site de l’hebdomadaire conservateur The Spectator.

Evgueni Prigojine était chargé de réussir là où le ministère de la Défense avait échoué. Et les mercenaires de Wagner ont effectivement participé à la prise des villes de Popasna, de Sievierodonetsk, et de Lyssytchansk lors de l’offensive débutée à la fin du printemps 2022 dans la région de Louhansk.

Des premiers succès qui semblent être montés à la tête du patron du groupe de mercenaires. “C’est quelqu’un de très sûr de lui, qui a vu une occasion à saisir pour gagner en influence politique auprès de Vladimir Poutine”, souligne Stephen Hall. Un destin à bâtir sur les dépouilles politiques du ministre de la Défense, Sergueï Choïgou et de son bras droit, Valeri Guerassimov, le chef de l’état-major des armées. “Evgueni Prigojine est soupçonné d’avoir soutenu en coulisse les blogueurs ultranationalistes qui ont commencé à critiquer violemment les choix militaires de l’état-major à partir de l’été”, note Joseph Moses.

Pour cet expert, un dernier élément rendait inévitable l’affrontement entre le ministère de la Défense et le groupe Wagner : “L’armée et les mercenaires ont, tous les deux, un besoin constant de munitions.” Une denrée qui se fait de plus en plus rare en cette phase de guerre d’attrition [stratégie visant à épuiser les ressources de l’adversaire, NDLR].

Tout se joue à Bakhmout pour Prigojine

Bakhmout devait être le couronnement de la stratégie d’Evgueni Prigojine. Misant sur le fait que les Ukrainiens ne jetteraient pas toutes leurs forces dans la bataille pour une ville à l’importance stratégique discutable, “il pensait que la ville tomberait rapidement”, note Stephen Hall.

Il n’en a rien été, et les combats y font rage depuis plus de neuf mois. Des difficultés qui ont “fourni des arguments au ministère de la Défense pour tenter de convaincre Vladimir Poutine de lâcher Evgueni Prigojine”, assure Stephen Hall. Pour ce politologue, le patron de Wagner a commis un impair en se lançant dans une lutte d’influence de grande envergure : “Il a oublié que même s’il connaît Vladimir Poutine depuis longtemps, il n’a jamais fait partie de ses intimes alors que Sergueï Choïgou, par exemple, a toujours gravité au sein du premier cercle du pouvoir”. Autrement dit, le président russe va prêter une oreille plus attentive aux critiques de son ministre de la Défense, surtout si celles-ci concernent un Evgueni Prigojine dont l’aura militaire commence à faiblir.

Le ministre de la Défense semble d’ailleurs décidé à transformer Bakhmout en tombeau pour les mercenaires de Wagner. “L’armée traditionnelle les utilise comme chair à canon dans les quartiers de la ville où les combats sont les plus acharnés afin de réduire le nombre des mercenaires et ainsi diminuer le poids militaire d’Evgueni Prigojine”, écrit Mark Galeotti.

Si Bakhmout reste entre les mains des Ukrainiens, le patron du groupe Wagner “aura beaucoup perdu de crédibilité, et devra très rapidement remporter une victoire militaire significative ailleurs en Ukraine sous peine de voir ses ambitions politiques réduites à néant”, estime Stephen Hall. Evgueni Prigojine a flirté avec l'idée de devenir ministre de la Défense ou même de créer son propre parti politique.

Il devra surtout “céder du terrain à d’autres milices privées qui se sont multipliées ces derniers mois comme les ‘patriotes’ de Sergueï Choïgou”, souligne Joseph Moses. Cette perspective d'un paysage où les milices privées prendraient de plus en plus de place a été renforcée par l'adoption, mardi 14 mars, d'une loi à la Douma visant à interdire la critique de ces groupes paramilitaires. 

Mais, les dés ne sont pas encore jetés pour Evgueni Prigojine. D'une part, parce que même si son image de vainqueur en a pris un coup, “sa réputation n’est pas encore aussi mauvaise que celle de l’état-major des armées qui reste la principale cible des critiques”, rappelle Joseph Moses. Et ces mercenaires sont encore très utiles pour le Kremlin : "La mort de mercenaires de ce groupe est politiquement plus acceptable pour Poutine que celle de soldats ordinaires", assure cet expert.

D'autre part, “le groupe Wagner continue à gagner du terrain à Bakhmout”, rappelle cet expert militaire. Et si, in fine, ses mercenaires réussissent à prendre la ville, “Evgueni Prigojine pourra arguer qu’il a gagné la bataille non seulement contre les Ukrainiens, mais aussi en dépit de tous les obstacles que le ministère de la Défense à placer sur sa route”, conclut Joseph Moses. Bakhmout pourrait ainsi devenir une bataille plus importante pour le futur politique de la Russie que pour l’issue de la guerre.