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Depuis le début de la guerre en Ukraine, une ligne de crête est apparue au sein de la communauté internationale. Si le "Nord global" fait front contre la Russie, la plupart des pays du "Sud global" ont adopté une neutralité calculée, articulée à la défense de leurs propres intérêts. Mais, selon la militante indienne Kavita Krishnan, ce discours sert davantage Moscou et les régimes autoritaires que les populations.
Quand la militante féministe Kavita Krishnan a quitté ses fonctions au sein du Parti communiste indien (Marxiste-Léniniste) en septembre 2022, en raison de ses différences de vue sur la guerre en Ukraine, sa démission fracassante a fait la une de la presse indienne.
Un état de fait peu surprenant, cette femme de 50 ans est une figure politique et médiatique reconnue dans son pays - elle a même été citée en 2014 dans la liste des 100 femmes les plus influentes de la BBC.
Kavita Krishnan nage en effet à contre-courant. En Inde, la politique de "neutralité calculée" adoptée par le Premier ministre, Narendra Modi, sur la guerre en Ukraine fait consensus. L’adhésion dépasse largement le cercle des partisans du gouvernement suprémaciste hindou : opposants de gauche et médias lui ont emboîté le pas. Tous soutiennent que le conflit en Ukraine est une problématique européenne et que l’Inde doit privilégier ses propres intérêts. Dans les médias, les éditorialistes adhèrent au discours russe selon lequel Moscou aurait été "lésé", par l’Otan, en Ukraine.
Ce discours anti-occidental est ainsi partagé par l’ensemble du champ politique indien, à l’exception notable de Kavita Krishnan qui, elle, appelle à se tenir aux côtés de l'Ukraine. Ces dernières années, la militante s’est d'ailleurs renseignée sur l’histoire du pays et sur son passé soviétique, notamment sur la grande famine - ou Holodomor, le génocide par la faim opéré dans le pays par Joseph Staline en 1932-1933.
C’est pour cela qu’elle est, explique-t-elle, "moins disposée à accepter le discours habituel de la gauche et des progressistes" sur la question. "Je pensais naïvement que mon parti manquait de connaissances, et j’ai pendant longtemps essayé de combler leurs lacunes, déplore-t-elle. L’Ukraine a autant souffert sous Staline que sous Hitler, et il faut savoir cela pour comprendre pourquoi l’Ukraine se bat en ce moment. Mais je me suis heurtée à de multiples résistances. Ils refusent d’accepter l’idée que c’est l’Ukraine qui résiste actuellement à la Russie, et que le conflit ne se résume pas à ‘l’Occident contre le reste du monde’".
Un gouffre entre le Nord et le Sud
Son départ du Parti communiste a été mûrement réfléchi, mais il n’en a pas été moins douloureux. "Je me suis retrouvée complètement isolée alors que j’étais dans le parti depuis presque 30 ans, confie-t-elle. Je ne voulais vraiment pas le quitter. Mais j’étais en train de souligner l’erreur d’interprétation opérée par le Sud global, et ils ne voulaient pas que je le fasse."
À l’instar du fossé qui s’est creusé entre Kavita Krishnan et son parti, la guerre en Ukraine a mis en lumière des lignes de faille à l’intérieur de la communauté internationale. Un an après le début du conflit, un gouffre est apparu entre pays du "Sud global", cet ensemble hétérogène de pays autrefois dits "sous-développés" au rôle croissant sur la scène internationale, et ceux du "Nord global", autre nom de l’Occident.
D’un côté, les pays occidentaux ont resserré les rangs autour de l’Ukraine, dépassant leurs rivalités internes pour s’unir face à une agression en contradiction avec l’ordre mis en place depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale.
De l’autre, des pays du "Sud global", en Asie, en Afrique, au Moyen-Orient et en Amérique du Sud, ont opté pour un positionnement plus ambigu.
Les divisions sont devenues évidentes dès le 2 mars 2022, lors du premier vote de l’ONU pour condamner la guerre en Ukraine.
Si une résolution appelant le Kremlin à cesser son offensive y a été votée par 141 pays, 35 États du "Sud global", historiquement liés à Moscou, dont la Chine, l’Inde, l’Afrique du Sud et le Sénégal se sont abstenus. Un mois plus tard, le nombre d’États abstentionnistes a encore grimpé, malgré la découverte du massacre de Boutcha. Cinquante-huit pays, dont le Brésil, ont refusé le 7 avril de participer au vote organisé pour exclure la Russie du Conseil des droits de l’Homme des Nations unies.
Une "neutralité" qui profite à la Russie
Un an plus tard, rien n’a changé : tandis que le monde vient de marquer le premier anniversaire de la guerre en Ukraine, l’Afrique du Sud a organisé des exercices militaires sur son sol aux côtés de la Russie et de la Chine.
L’opération, qui s'est déroulée du 17 au 27 février, illustre les limites de la "neutralité" et de la défense de son propre intérêt, que Pretoria ne cesse d’afficher. Car les experts montrent bien que cette position, partagée par de nombreux pays du "Sud global", est en réalité bénéfique à la Russie.
"La Russie profite économiquement de la politique de New Delhi et de Riyad", affirme ainsi l’ancien ambassadeur français en Syrie Michel Duclos, conseiller spécial à l’Institut Montaigne.
Le 5 octobre dernier, peu de temps après une visite de Joe Biden à Ryiad pour tenter de convaincre l’Arabie saoudite d’augmenter sa production de pétrole afin d’aider l’Europe à passer l’hiver, les membres de l’Opep ont décidé au contraire de la réduire.
"Cette décision a permis à certains des plus gros importateurs du Sud global d’acheter du pétrole russe à prix bradés, souligne Michel Duclos. Et cela a aidé la Russie à financer la guerre en Ukraine".
Les plus grandes puissances du Sud ont ainsi bénéficié des prix très bas pratiqués par la Russie pour écouler son pétrole et son gaz. La Chine en a importé des niveaux records, tandis que l’Inde a multiplié par 33 ses importations.
Monde "multipolaire" contre hégémonie occidentale
"Quand nous parlons de ‘Sud global’, nous utilisons une catégorie contestée, mais qui est utilisée par ces pays pour parler d’eux-mêmes, ce qu’il faut à mon avis respecter, remarque Michel Duclos. On voit néanmoins que dans le 'Sud global', des pays sont plus importants que d’autres. Certains ont atteint un tel niveau économique que l’Occident n’est plus en mesure d’exercer une quelconque pression à leur égard".
Ce "Sud global" hétérogène trouve néanmoins son unité dans la revendication d’un ordre mondial "multipolaire", face à "l’hégémonie unipolaire" de l’Occident. Un discours en écho à celui avancé par la Russie pour justifier l’invasion de l’Ukraine, malgré sa complète contradiction avec le droit international.
Quelques semaines avant d’ordonner l’invasion de l’Ukraine, Vladimir Poutine, en déplacement en Chine, signait ainsi avec Xi Jinping une déclaration sur la nécessité de faire "avancer la multipolarité". Pourtant, au sein du Conseil de sécurité des Nations unies, ce sont la France, les États-Unis et le Royaume-Uni, des pays du "Nord global", qui soutiennent l’inclusion de l’Inde et une représentation africaine permanente, et non Pékin ou Moscou.
De son côté, Sergueï Lavrov, le ministre russe des Affaires étrangères, mène depuis le début de la guerre une frénétique opération de charme.
De Pretoria à Khartoum, en passant par l’Égypte, le Mali et l’Éthiopie, il ne cesse d’invoquer la "création d’un ordre mondial multipolaire contre "l’hégémonie de l’Occident".
Une "multipolarité" de despotes
Militante de gauche aguerrie, Kavita Krishnan est loin d’ignorer les multiples exactions dont se sont rendu coupables les pays occidentaux. Mais pour elle, le discours sur la multipolarité s’est transformé en "cri de ralliement des despotes, qui s’en servent pour présenter leur guerre contre la démocratie comme une guerre contre l’impérialisme".
Dans l’ordre multipolaire, dénonce-t-elle, "l’Ukraine n’est pas un 'pôle'. En Asie du Sud, l’Inde est le pôle émergent, pas le Népal ou le Bangladesh. La multipolarité a toujours voulu dire multi-impérialismes, maintenant, cela renvoie à un 'multidespotisme'. Dans le monde multipolaire, chaque despote est libre de l’être."
Rien à voir, donc, selon elle, entre la neutralité affichée par le "Sud global" et le mouvement des non-alignés pendant la guerre froide, ces pays nouvellement indépendants qui, durant cette période, ont refusé de s'inscrire dans la logique de blocs. "La multipolarité est très différente du non-alignement, martèle Kavita Krishnan. Il s’agissait d’une théorie basée sur des idées nobles, pas sur des intérêts égoïstes, pragmatiques et amoraux."
Face à ces divergences venues de loin, et apparues crûment depuis le début de la guerre, il est temps que le Nord réagisse, affirme de son côté Michel Duclos. "Le Nord et le Sud ne conçoivent plus le monde de la même façon, explique le spécialiste. Il y a actuellement une guerre d’influence, menée par la Chine et la Russie, et beaucoup de gouvernements illibéraux du Sud font souffrir leurs populations. Mais l’Occident a une fenêtre d’opportunité pour reconstruire, avec certains pays du 'Sud global', un ordre mondial qui respecte les principes de base du système international et des droits de l’Homme."
Depuis New Delhi, Kavita Krishnan s’est ainsi donné pour mission de transmettre le message, et commence à rencontrer un certain succès. Son essai, intitulé "Multipolarité, le mantra de l’Autoritarisme", a été traduit dans un grand nombre de langues et réimprimé plusieurs fois. La militante a même reçu récemment un appel d’une femme vivant à Kharkiv, qui s’applique à traduire son texte en ukrainien.
"Je me sens pleine d’humilité et de joie à l’idée qu’une femme de Kharkiv traduise ce que j’ai écrit, confie Kavita Krishnan. Je suis heureuse de construire des liens, à travers la planète, avec des gens qui veulent un monde meilleur et plus égalitaire. En Inde, je dis à mes amis que, si notre colonisateur a traversé la mer, Moscou a été tout aussi colonial en Ukraine, en volant les céréales et en affamant la population. Les Ukrainiens luttent pour ne pas être colonisés à nouveau, et il faut les soutenir."
Cet article a été traduit de sa version originale en anglais par Lou Roméo.
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