Désormais, 23 % de la production électrique de l’Union européenne est assurée par les énergies éolienne et solaire, selon une étude publiée par un groupe de réflexion dédié à la transition énergétique. Face à une crise climatique sans précédent, ce "sursaut vert" suscite de nouveaux espoirs pour l'environnement. Mais faut-il croire à un tournant pérenne, alors qu'il coïncide avec le début de la guerre en Ukraine ? Analyses croisées, avec quatre ingénieurs spécialistes de l’énergie.
Les promesses d'un "printemps climatique", au cœur de l'hiver ? C’est ce que laisse espérer l’étude annuelle du groupe de réflexion Ember sur l'énergie et le climat : la crise énergétique née du conflit en Ukraine a poussé l’Union européennes (UE) à économiser 12 milliards d’euros sur ses importations de gaz en un an, tandis que soleil et vent fournissent désormais 23 % de sa production électrique totale – une part qui dépasse désormais celle du gaz, celle du charbon, et se révèle plus élevée que les prévisions les plus optimistes.
En envahissant l’Ukraine, Vladimir Poutine a sans le vouloir accéléré la décarbonation mondiale de cinq à dix ans, s’enthousiasme pour sa part prudemment The Economist. Comment l’expliquer ? Le péril climatique que font peser les énergies fossiles était certes connu de tous, mais la guerre aux portes de l'Europe lui a brutalement rappelé les vertus géopolitiques de la transition énergétique.
Bien avant le début de l’invasion à grande échelle de l'Ukraine lancée par la Russie le 24 février 2022, le solaire et l’éolien étaient déjà les deux énergies dans lesquelles les Vingt-Sept investissaient le plus, rappelle Nicolas Berghmans, chercheur en politiques climatiques et énergétiques à l’Institut du développement durable et des relations internationales (Iddri). Aussi, pour Cyrille Cormier, ingénieur spécialisé dans la transition énergétique, le sursaut de l’éolien et du solaire est le fruit de projets nés des années auparavant. Si solaire et éolien semblent avoir le vent en poupe, c’est aussi grâce à une météo particulièrement favorable à ces deux énergies en 2022, nuance également l’étude du groupe de réflexion Ember.
La question du stockage
À l’heure des angoisses climatiques, la perspective de forces naturelles approvisionnant toujours plus l’Europe en électricité apparaît comme une bonne nouvelle. Mais Thierry Bros, conseiller énergie au Centre énergie de l'Institut Jacques Delors, la relativise : inconstantes, les énergies solaire et éolienne sont dépendantes des caprices de la météo.
Une inconstance qui fait grimper le prix de la facture : c’est le découplage entre le moment où l'énergie est produite et celle où elle est consommée qui induit des coûts supplémentaires, pour adapter le réseau électrique aux aléas naturels. Et ce, même si le mégawattheure d'origine solaire ou éolienne, en lui-même, est le plus rentable qui soit dans de nombreuses régions du globe, Europe comprise, explique Nicolas Berghmans.
Parmi le panel de solutions envisageables : stocker l'électricité. Pour Thierry Bros, c'est le talon d'Achille de l’éolien et du solaire. En l’absence de solutions techniques pour un stockage à grande échelle, il préfère miser sur la diversification des sources d’énergie électrique.
Avec, justement, à peine 23 % de la production électrique européenne assurée par l’éolien et solaire, la crainte d’une pénurie n’a pas lieu d’être, explique Nicolas Nace, chargé de la campagne Transition énergétique chez Greenpeace France : les problématiques de stockage ne se poseraient pas à moins de 70 % d'électricité éolienne et solaire. "Reparlons-en le jour où nous aurons atteint un tel objectif", propose en somme le jeune ingénieur.
Les moments de tension, ceux où toutes les capacités sont mises au service de la consommation, existent déjà, concède Cyrille Cormier, mais sont très rares. L’ingénieur bat en brèche une idée reçue : alors qu’on aurait tôt fait d’incriminer les absences de vent ou de soleil, l’instabilité du réseau ces dernières années s’expliquerait essentiellement par les inconstances de l’hydroélectricité, mise en péril par des sécheresses toujours plus sévères, et par celles du parc nucléaire français. La production de celui-ci est en effet ralentie par des maintenances de plus en plus complexes, et des défauts de plus en plus fréquents depuis 2016.
Alternatives polluantes
Ces flirts avec la pénurie, dans une Europe se sevrant du gaz russe, ont poussé les industries vers une autre source d’énergie : le charbon. Développer le renouvelable pour finalement rallumer des centrales à charbon n’a aucun sens écologique, note Thierry Bros. La combustion du charbon, riche en carbone, fait partie des premiers coupables du réchauffement de la planète.
Craint au début de la guerre, le retour massif de l’Europe au charbon n’a néanmoins pas eu lieu. Le recours à la houille a augmenté de 7 %, tandis que les experts pariaient sur 20 %, rappelle Nicolas Nace. "La plupart des centrales n’ont fonctionné que quelques heures, souvent pour passer les gros pics de consommation de l’hiver", explique l’ingénieur.
Face au charbon, le prix est le nerf de la guerre pour Thierry Bros, favorable à la facturation de la moindre émission de CO2. "Si l’Allemagne payait le coût de ses émissions, peut-être arrêterait-elle de fermer des centrales nucléaires qui ne polluent pas pour recourir au charbon. Le principe économique du pollueur-payeur, ça fonctionne et ça a toujours fonctionné. Qu’attend-t-on au juste pour l’appliquer pleinement ?", s’interroge l’ingénieur.
Des États-Unis au golfe Arabo-Persique, l'Europe a aussi resserré ses liens commerciaux avec d’autres pays producteurs de gaz. Faut-il s’attendre, la première année de guerre écoulée, à voir les Vingt-Sept finalement revenir à un gaz non russe mais toujours polluant ? Probablement pas, répondent la plupart des experts contactés. Et ce pour une raison de nature pécuniaire : "Acheminé par les mers, et non par des gazoducs terrestres, le gaz que nous achetons désormais à des pays comme le Qatar nous coûte plus cher, ce qui incitera les consommateurs à s’orienter vers d’autres sources d’énergie", prédit Nicolas Berghmans.
Espoirs
En 2020, la crise liée à la pandémie de Covid-19 avait, elle aussi, suscité son lot d’espoirs pour l'environnement. Selon les plus idéalistes, l’épreuve traversée devait même réconcilier l’homme avec la planète.
Les confinements avaient entraîné une large baisse des rejets de CO2. Celle-ci s’est finalement achevée par une reprise économique brutale, balayant la promesse d'un "monde d'après".
Comment, dès lors, escompter un autre dénouement face aux timides avancées nées de la guerre en Ukraine ? En pariant sur la nouvelle réalité du marché énergétique, répondent la plupart des spécialistes interrogés par France 24. La hausse du prix des énergies fossiles, couplée à la baisse exponentielle du coût des énergies renouvelables sous l’effet des économies d'échelle, voilà qui pourrait confirmer ce glissement vers le renouvelable, dès 2023.
Quand bien même la guerre s’achevait demain, l’Europe conserverait son désir d'indépendance énergétique vis-à-vis de pays comme la Russie, prédit Nicolas Nace. La mauvaise nouvelle, soupire le jeune homme, c’est qu’on a besoin d’être au pied du mur pour agir : si ce tournant avait été pris hier, cette crise écologique et géopolitique n'aurait pas pris une telle ampleur. Mais rien n’est jamais perdu, conclut un de ses confrères : "Agissons aujourd’hui."