
Reportage de notre envoyé spécial à Odessa – Dans la grande ville portuaire du sud de l’Ukraine, l’offensive russe à accélérer la “dérussification”, un processus délicat dans une ville longtemps attachée à la langue et à la culture russe. Changement des noms de rues, déboulonnage de statues, retrait de la littérature russe des rayonnages des bibliothèques, la guerre fait tomber les dernières résistances. Reportage.
Le 28 décembre 2022, au beau milieu de la nuit, sans bruit ni fracas, des employés municipaux déboulonnent la statue de Catherine II la Grande, impératrice de toutes les Russies.
Pour Artak Hryhoryan, un jeune informaticien d’Odessa, il était temps que les autorités de la ville acceptent enfin de retirer de l’espace public une "statue qui, depuis des années, servait de point de ralliement à tous les prorusses qui venaient régulièrement là avec leurs drapeaux russes et leurs slogans pour répéter la propagande de Moscou", explique le jeune homme en ce début de mois de février.
La statue de la sulfureuse impératrice, qui, à la fin du XVIIIe siècle, avait arraché le sud de l’Ukraine à la domination de l’Empire ottoman, agite depuis toujours Odessa. Son bronze, érigé en 1900, visait à faire de l’impératrice la "mère" et fondatrice de la ville. En 1920, les Bolcheviks la déboulonnent une première fois et la remplace par une statue de Karl Marx puis par une autre à la gloire des mutins du cuirassé Potemkine.

En 2007, la municipalité d’Odessa fait restaurer la statue originale et la réinstalle sur son trône de marbre qui surplombe l’escalier du Potemkine et permet d’accéder au port de la ville. Un peu plus de 15 ans plus tard, alors qu’Odessa vit sous la menace des tirs de missiles russes, ce symbole de l’attachement à l’empire russe était devenu insupportable aux yeux d’Artak. Du haut de ses 26 ans, il se met en tête qu’il est grand temps que la statue retourne au musée.
Catherine II et les symboles du monde russe
"En septembre dernier, je suis venu ici et j’ai jeté de la peinture rouge sur la statue. Quelques jours plus tôt, une jeune fille avait fait un graffiti sur la statue. Elle a inscrit "Catherine = Poutine". La police s’en est mêlée et a voulu lui mettre une amende. Mais avec la guerre, je ne pense pas que la police devrait faire ça. Elle a fait ce geste pour l’Ukraine et c’est une bonne chose. Pour moi, si la police s’y est opposée, c’est parce qu’elle doit être prorusse. Alors j’ai voulu la soutenir en faisant ça. Parce que si tous les citoyens d’Odessa se mettent à protester contre la présence de cette statue, alors la police ne pourra rien faire. Il ne s’agissait pas de la détruire, mais de dire qu’elle ne pouvait pas rester là indéfiniment, c’est impossible de maintenir (en pleine guerre, NDLR) des symboles russes à Odessa.".
Le pari d’Artak et de ses amis fonctionne à merveille. Le 30 novembre, le conseil municipal, s'appuyant sur une consultation locale, décide à l'unanimité de déboulonner une nouvelle fois la statue.

"Catherine II a opprimé beaucoup de peuples, les Polonais, les Ukrainiens, les Arméniens", explique Artak. "C’est un des personnages les plus néfastes de l’Histoire. Elle a commis les mêmes horreurs que Poutine mais il y a 200 ou 300 ans. Vu ce qu’il se passe en ce moment, peut-on imaginer voir des statues de Poutine dans 200 ans ? C’est impossible… Nous ne voulons plus de monuments à la gloire des dictateurs dans nos villes et dans nos rues, nous voulons être une démocratie et que des statues soient érigées à la gloire de nos héros, pas à celle de Poutine, de Catherine ou de Staline."
Pas de cancel culture à Odessa
Sous quelques flocons de neige matinaux, la statue de Catherine la Grande repose depuis un peu plus d’un mois dans un caisson en bois, devant le musée des Beaux-Arts d’Odessa. Son directeur n’y prête guère attention. Avec l’offensive russe du 24 février 2022 en Ukraine, déboulonner la statue de l’impératrice est devenu une évidence, pour les pro comme pour les antirusses, tant le conflit est parvenu à souder la quasi-totalité des Ukrainiens contre cette nouvelle guerre impériale menée par la Russie.
"On n'efface rien, on met juste une statue dans un musée", explique Kyrilo Lipatov. "Ce monument a été déposé ici, au musée des Beaux-Arts. Et maintenant c’est l’Institut ukrainien de la culture qui va décider ce que l’on va en faire. Pour l’instant, cinq artistes doivent être sélectionnés pour présenter des projets qui permettront de repenser ce monument dans une perspective postcoloniale, et de créer ainsi quelque chose de nouveau", explique-t-il.

Un peu partout en Ukraine, les musées sont en effervescence depuis le déclenchement de l’offensive russe. Avec ses équipes, Kyrilo Lipatov a expédié une partie des collections du musée en lieu sûr, dont des œuvres d’artistes russes. "Dans d’autres musées du sud de l’Ukraine et de Crimée, les œuvres n’ont pas pu être évacuées et les Russes s’en sont emparées", rappelle-t-il.
En 2021, il avait déjà entrepris de remiser dans les réserves l’art soviétique qui emplissait une bonne partie du musée pour l’orienter vers l’exposition de pièces contemporaines, signées d’artistes ukrainiens. Une première étape pour "décommuniser" et "ukrainiser" les collections avant d’intégrer l'année suivante des œuvres s’inspirant de la résistance ukrainienne à la récente invasion russe.

Quand on lui demande s’il s’agit ainsi de "dérussifier" le musée des Beaux-Arts, ce que certains dénoncent comme une opération de "cancel culture", le directeur répond que, pour lui, "c’est plutôt la Russie qui pratique la véritable "cancel culture" (en niant l'existence de la nation ukrainienne, NDLR). Le musée des Beaux-Arts d'Odessa se bat pour préserver des œuvres d’art dans le contexte de cette guerre, dont certaines d’artistes russes, même s’ils étaient liés à l’impérialisme russe ou à l'art officiel soviétique qui n’avait rien de neutre."
L’adieu à la culture russe ou à l’impérialisme russe ?
Dans les bibliothèques d’Odessa, la guerre a, là aussi, provoqué une accélération de la "dérussification" des rayonnages. "Personne ne va interdire de lire Tolstoï, Lermontov, Pouchkine ou Dostoïevski. C’est la Russie qui décourage les Ukrainiens de lire ces auteurs parce qu’ils représentent la culture de l’agresseur", explique Iryna Biriukova, directrice de la bibliothèque nationale scientifique d’Odessa. "Nous avons beaucoup étudié ces auteurs pendant notre éducation. Aujourd'hui nous voulons découvrir d’autres auteurs. Les gens doivent connaître les richesses de la littérature mondiale. C’est une question d’équilibre. Nous n’interdisons rien, nous voulons ouvrir les mentalités à d’autres choses".

Comme de nombreux bâtiments historiques à Odessa, la bibliothèque, bâtie par de riches mécènes au début du XXe siècle, s'est barricadée au début de l’offensive russe, il y a un an. Les salles de lecture sont désertes et les visiteurs viennent emprunter des livres mais aussi recharger leur portable. Pour sa directrice, la pénurie d’électricité qui frappe sa ville depuis deux mois, encourage la lecture de livres en format papier. Proposer des œuvres ukrainiennes et venant du monde entier est, pour elle, une évidence.
"La décommunisation a commencé dans les années 90 en renommant certaines rues. Nous sommes une ville qui a un passé multiculturel mais qui est recouverte de marqueurs idéologiques liés à la Russie. Odessa a été construite par des Français, des Allemands, des Juifs, des Grecs, des Italiens, des Moldaves et par des dizaines d’autres nationalités et cette mémoire est sous représentée. La culture impériale russe est, elle, largement sur représentée. Il faut trouver un équilibre, c’est ça qui doit changer".
Depuis 2014, la guerre entre l’Ukraine et la Russie est peu à peu devenue totale. En parallèle de l’affrontement militaire, le conflit s’est étendu à la sphère culturelle. Les habitants d’Odessa qui ne se battent pas sur les champs de bataille du Donbass ou d’ailleurs peuvent s'affronter sur la question des grands hommes ou de la littérature. Pour Artak, déboulonner la statue de l’impératrice Catherine est une victoire car "Poutine y fait référence dans des discours". Avec d’autres, il veut désormais s’attaquer à celles des généraux soviétiques érigées un peu partout dans la ville.
Pour le directeur du musée des Beaux arts, il y a urgence à ce que " les monuments qui ont été créés à des fins de propagande soient retirés de l’espace public pour les amener dans les musées qui leur donneront une autre vie". Un projet que partage sa collègue des bibliothèques pour qui la place des vestiges du totalitarisme ou de l'impérialisme n'est autre que dans les archives. "On ne peut pas promouvoir la culture d’une nation qui tue, pille et viole notre pays. Regardez l’influence de certains livres en Russie, est-ce cela que nous voulons pour nos enfants ?".
