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"Ma vie est ici" : trois étrangers dans la guerre en Ukraine

De notre envoyé spécial à Kiev – Issa, Gérard et Rachel ont bâti leur vie en Ukraine. Guinéen, Français et Américaine, tous trois ont vécu avec sidération le basculement vers la guerre totale avec la Russie, le 24 février 2022. Mais malgré l’offensive russe, ils n’ont pas quitté le pays et entendent bien y rester. Un an après, ils ont repris leur vie quotidienne, partageant avec les Ukrainiens les incertitudes de la guerre. Témoignages. 

C'était un jeudi. À cinq heures du matin, le 24 février 2022, Vladimir Poutine annonce le début de l'opération visant à protéger les russophones d'Ukraine et à "dénazifier" et "démilitariser" l'ex-république soviétique. Les premiers bombardements commencent tandis que des tanks russes franchissent la frontière biélorusse et foncent vers Kiev.

"C'est mon père qui, le premier, m'a appelée depuis les États-Unis" se souvient Rachel McVey, 30 ans, originaire de Pennsylvanie. "Il m'a dit 'Rachel, des missiles tombent, la guerre a commencé'. Je lui ai dit que non, que ce sont des fake news, une exagération." Mais depuis son lit, la jeune femme réalise vite que la plus grande opération militaire en Europe depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale a effectivement débuté. "Tout était irréel. À Kiev, des hélicoptères atterrissaient avec des parachutistes russes. Tout semblait possible à ce moment-là."

Pour Issa Diallo, président du Conseil des Africains en Ukraine, la stupéfaction est tout aussi forte. "Je ne pouvais pas croire que cette guerre allait avoir lieu. Jusqu'à ce que j'entende les premiers coups de canon qui faisaient trembler les fenêtres. Pour moi, Russes et Ukrainiens sont des frères. Je comprends qu'ils veuillent montrer leurs muscles et se chahuter. Mais de là à tirer et tuer… Je ne pouvais pas y croire."

Gérard de La Salle, lui, se souvient des sirènes qui l'ont réveillé à 7 h du matin. "J'ai vu par la fenêtre des gens charger leurs voitures, des bouchons se former mais j'ai décidé d'aller faire un tour en ville pour voir ce qu'il se passait", raconte le chef d'entreprise français, établi en Ukraine depuis 2007. "Je suis rentré à mon appartement dans l'après-midi. J'étais encore dans l'ascenseur quand j'ai entendu deux énormes explosions. Il y avait de la fumée, deux missiles avaient explosé à 300 mètres de chez moi. À ce moment-là, je me suis dit qu'il était hors de question de rester à Kiev."

Partir ou rester ?

Pendant ces journées de fin février 2022, des millions d'Ukrainiens partent en catastrophe vers l'ouest du pays mais aussi vers les pays limitrophes, en Pologne ou en Moldavie, pour fuir l'avancée russe. Rachel, elle, était déjà à Lviv, la grande ville ukrainienne située à quelques dizaines de kilomètres de la frontière polonaise. Elle s'y était installée quinze jours avant l'offensive, cédant aux demandes de ses parents inquiets de la situation, pensant revenir très vite à Kiev où elle vit depuis 2016. 

Mais la jeune femme ne franchit pas la frontière, attendant que son compagnon ukrainien parvienne à quitter la capitale. Deux jours plus tard, il la rejoint et tous deux commencent une étrange et nouvelle vie "en transition". "Nous avons récupéré l'appartement d'expats qui étaient partis et on s'occupait de leurs chats. On y vivait avec des amis, des amis d'amis, des collègues, des inconnus."

Pour Gérard, 45 ans, dont la société d'importation et de distribution de matériel agricole possède des locaux à Vinnytsia, à 280 km au sud-ouest de Kiev, la décision est vite prise. "J'ai chargé ma voiture comme tous les autres et j'ai foncé là-bas avec quelques amis". Pour lui, Vinnytsia, à 110 km de la frontière moldave, est un lieu sûr. "Je pense que j'aurais eu le temps de voir arriver les Russes s'ils avaient envahi tout le pays. Pour moi, j'étais en sécurité là-bas et jamais je ne me suis dit qu'il fallait quitter le pays. Après le premier jour, il m'a fallu un peu de temps pour me mettre les idées en place parce que vous ne comprenez pas ce qu'il se passe. Vous entendez les missiles, vous les voyez et vous ne savez pas comment ça va tourner."

"Ma vie est ici" : trois étrangers dans la guerre en Ukraine

Durant ces journées, alors que l'onde de choc de l'invasion progresse, Issa Diallo décide, lui, de se calfeutrer au 7e étage de la tour où il vit avec sa femme ukrainienne et ses deux filles. Mettre du scotch sur les vitres, des matelas dans les couloirs, pour dormir loin des fenêtres en cas de déflagration, s'organiser avec les voisins pour aménager les sous-sols de l'immeuble en cas d'alerte aérienne. Mais comme Rachel et Gérard, il prend la décision de rester en Ukraine. "Des amis nous proposaient de partir vers l'ouest de l'Ukraine, et même en Suisse. Mais ma femme et mes filles ne voulaient pas partir. Mes enfants m'ont dit : 'Nous sommes nées ici, nous ne pouvons pas fuir à cause de cette guerre, il faut rester ici'. Ma belle-mère, qui est très âgée, ne voulait pas partir non plus.  Alors j'ai dit, on va éviter un stress de plus, on va rester ensemble ici".

À 59 ans, après plus de trente ans passés en Ukraine, Issa ne possède pas la nationalité ukrainienne, avoir une double nationalité n'étant pas légal en Ukraine. En plus des réticences de sa famille, il ne souhaitait pas se frotter à l'hostilité et aux tracasseries administratives des pays de l'Union européenne à l'encontre des ressortissants des pays africains. "Honnêtement, si j'avais vraiment voulu partir d'ici, cela aurait été pour rentrer en Guinée. J'ai passé assez de temps ici pour avoir des papiers dans des conditions normales et pouvoir vivre tranquille. Je ne veux pas reprendre ça ailleurs. Quand on a un morceau de pain, on le partage. Ça aide à supporter les difficultés, et je ne regrette pas."

Résistance, solidarité : une plongée dans la guerre

Quand on les interroge sur ces terribles journées de février et les décisions qu'ils ont alors prises, Rachel, Issa et Gérard ont tous les trois la voix chargée d'émotion. Passés la stupeur et le vertige ressentis, ils décrivent les semaines intenses qui ont suivi le 24 février 2022 comme un moment hors du temps, marqué par l'incroyable élan de solidarité et de fraternité qui s'est emparé du pays pour résister à l'invasion russe. Entraînés dans un conflit qui les dépasse, nécessité faisant loi, ils sont devenus des acteurs de l'Histoire en marche. 

"Dans les moments de calme, je me faufilais dehors pour aller aider les gens", se souvient Issa Diallo. "Beaucoup de gens m'appelaient, je ne pouvais pas rester sans rien faire. Je sortais avec ma voiture pour aller les chercher et les amener à la gare. C'était souvent des compatriotes africains, mais aussi des familles ukrainiennes. À la gare, il y avait d'énormes bousculades, il fallait aider ceux qui étaient en difficulté, avec tous leurs sacs. Ce n'était pas facile mais j'étais content de ne pas rester à la maison."

"Ma vie est ici" : trois étrangers dans la guerre en Ukraine

À Lviv, le compagnon de Rachel prend, le 16 avril, la décision de s'engager dans l'armée ukrainienne et part au front. "Fin août, il a été envoyé à Bakhmout (la ville du Donbass que les forces russes pilonnent depuis des mois) pendant deux mois. J'étais très inquiète. Dieu merci, on l'a affecté à une autre zone. Je compte les jours et j'espère son retour." Pour supporter cette attente, Rachel décide de rentrer à Kiev – "là où je me sens chez moi" –, démissionne de l'agence de pub où elle travaille, propriétaire d'un Russe, et commence à collaborer avec la plateforme de média United 24 [une initiative du gouvernement ukrainien pour lever des fonds, NDLR].

"Je voulais contribuer à l'effort de guerre. Beaucoup de mes amis se sont tournés vers les réseaux sociaux, le reportage de guerre. Moi, j'ai travaillé sur une campagne à propos d'Azovstal [l'usine métallurgique de Marioupol où le bataillon Azov a résisté de longues semaines aux troupes russes, NDLR]. Je me sens bien de faire ça parce que j'aide le pays."

Quant à Gérard, le chef d'entreprise français, il entreprend pendant les premières semaines de guerre, des "raids" vers Kiev afin de rapatrier du matériel, des véhicules et des collaborateurs vers Vinnytsia. "À ce moment-là, je pensais que j'avais perdu mon business. Je maintenais le lien avec les employés. C'était clair, il fallait qu'ils mettent leurs familles en sécurité. Certains ont commencé à fabriquer des pics hérissons pour arrêter les Russes. J'ai versé tous les salaires, je n'ai licencié personne". Début avril, après le retrait russe des alentours de Kiev, il est de retour dans la capitale.

"Ma vie est ici" : trois étrangers dans la guerre en Ukraine

Retour à une fausse normalité

Après la bataille de Kiev, remportée en avril, les forces ukrainiennes enregistrent dans les mois qui suivent plusieurs victoires militaires : elles reprennent du terrain à l'Est, dans l'oblast de Kharkiv, et reconquièrent la ville de Kherson, dans le Sud. Dans la capitale, en dépit du couvre-feu, la vie semble avoir repris ses droits. Jusqu'à ce que Moscou décide de bombarder les infrastructures énergétiques du pays, à partir d'octobre. Depuis, les habitants de la capitale, comme tous les Ukrainiens, vivent au rythme des coupures électriques et des générateurs.

En cet après-midi ensoleillé de février 2023, déambulant dans les paisibles allées du marché de Zhytniy, à Podil, le quartier branché de Kiev, Rachel fait quelques courses. Les bombardements sporadiques sur la capitale l'obligent parfois à descendre se réfugier dans le métro. Être attentive aux alertes et à tous les bruits est devenue une routine. "Poutine fait monter la pression mais les gens s'adaptent. En dehors des vieux et des malades qui ont vraiment besoin d'électricité, nous, les gens ordinaires, nous nous sommes habitués à vivre [avec peu d'électricité, NDLR]. Ça nous rend plus forts, plus confiants. Il y a un an, nous avions tellement peur, c'était la panique totale. Maintenant, on sait ce qu'il faut faire. Alors bonne chance Poutine !"

"Ma vie est ici" : trois étrangers dans la guerre en Ukraine

Issa Diallo a lui repris ses activités commerciales petit à petit, dans un contexte totalement nouveau. Avant la guerre, le Guinéen affrétait des containers remplis d'huile de tournesol et de mayonnaise vers les ports africains. Désormais, le blocus maritime imposé par les Russes complique ces opérations. "La situation n'est pas aussi normale que je le voudrais. Il faut continuer à se battre pour vivre" commente-t-il. "Avant, on envoyait par le port d'Odessa. Maintenant, c'est impraticable. Il faut embarquer les marchandises par le train ou par camions jusqu'au port de Constanta, en Roumanie, ou vers celui de Gdansk, en Pologne. Mais le prix pour les acheminer jusque-là représente le prix que l'on payait avant-guerre pour les transporter jusqu'en Afrique. Les prix ont doublé, c'est comme ça. On travaille, ce n'est pas la cadence habituelle, mais une ou deux fois par mois, on parvient à faire des livraisons."

"Ma vie est ici" : trois étrangers dans la guerre en Ukraine

Le "business" de Gérard, fortement lié au commerce maritime, lui aussi a repris. En août, avec la mise en place de l'accord sur l'exportation des céréales ukrainiennes en mer Noire signé entre russes et ukrainiens sous l'égide de l'ONU et de la Turquie, le secteur agricole ukrainien a redémarré. "À ce moment-là, les agriculteurs qui avaient des stocks énormes de l'année précédente ont pu commencer à vendre et l'activité a redémarré. Je viens de clôturer les comptes 2022 et je suis en positif malgré une diminution de 25 % du chiffre d'affaires. Et 2023 commence bien", nous explique-t-il.

Gérer la distance avec le pays d'origine

Cette nouvelle normalité qui s'installe n'empêche pas les familles des uns et des autres de s'inquiéter. Les nouvelles quotidiennes de l'évolution du conflit, dont les médias du monde entier se font l'écho, ne sont guère rassurantes. Peu à peu, un décalage semble s'installer entre la perception des réalités de la guerre vue d'ailleurs et ce que l'on ressent en Ukraine.

"Ma mère a eu très peur, mais elle a l'habitude" poursuit Gérard. "J'ai un frère qui était dans les forces spéciales françaises et une sœur jumelle qui s'est engagée auprès de l'armée irakienne pour la bataille de Mossoul. Ils l'ont rassurée. Statistiquement, il y a quand même peu de chance de tomber sous un missile. Ce n'est pas du tout le cas dans les zones où il y a des bombardements d'artillerie. À Kiev, il y a des alertes aériennes tous les jours mais on y fait plus vraiment attention." Un point de vue qui semble évident en Ukraine, mais qui est difficilement compréhensible pour des proches qui vivent beaucoup plus loin du conflit.

"Pour des parents, qui n'ont jamais connu la guerre dans leur pays, c'est difficile d'imaginer leur fille dans cette situation et de vivre avec cette angoisse. Mais ça nous rapproche, on fait plus d'effort pour se comprendre", explique Rachel, ajoutant qu'avec "mes amis et ma famille aux États-Unis, qui sont très solidaires [du combat mené par les Ukrainiens, NDLR], un fossé d'expérience s'est créé".

Après plus de 35 ans passés en Ukraine, Issa Diallo n'a pas coupé les amarres avec sa Guinée natale, où il possède une maison. Mais pour ses proches, le fracas de la guerre reste lointain. "Je connais mieux l'Ukraine que la Guinée maintenant. Quand je rentre en Guinée, on dit 'l'Ukrainien est revenu !' Avant la guerre, on disait 'le gars de Moscou est revenu !' Avant, on ne faisait pas la différence" dit-il en souriant, continuant à dénoncer l'absurdité de cette guerre fratricide. "Je vois les destructions. C'est aberrant, c'est inhumain, c'est insensé."

Après la guerre…

Pour lui, comme pour tous les Ukrainiens, l'issue de la guerre est incertaine et lointaine. Cependant ses liens avec la Russie semblent définitivement rompus : sa femme ukrainienne est d'origine russe, "ses frères vivent en Russie, dans la région de Toula [à 200 km au sud de Moscou, NDLR], là où ils fabriquent des tanks et des kalachnikovs. Désormais, ils ne se parlent plus."

Avec cette rupture familiale se dessine aussi une rupture linguistique. Arrivé en URSS en 1986, dans le cadre d'un échange universitaire, Issa Diallo a appris le russe, qu'il a pratiqué pendant des décennies dans l'Ukraine indépendante. Désormais, l'apprentissage de l'ukrainien est à l'ordre du jour.

Gérard, lui, s'identifie sans réserve au combat de l'Ukraine contre la Russie et songe sans cesse au "jour de la victoire". "Je parle souvent de notre armée", note-t-il. "C'est mon deuxième pays. Même si je suis un Français de longue souche, j'aime la France mais ma vie est en Ukraine. Des gens m'ont dit : 'pars, tu n'as pas besoin d'être là'. Et je leur ai dit : 'si, j'ai besoin d'être là'. On n'a pas besoin d'être au front pour être actif dans la guerre contre la Russie". Pour lui, l'Ukraine doit revenir aux frontières du 23 février 2022, oublier la Crimée et la partie du Donbass annexée par la Russie. "C'est devenu un désert peuplé de vieillards et d'alcooliques. Laissons cette zone à la Russie et récupérons le reste. Dans le sud, dans les oblast de Kherson et Zaporijjia, les gens parlent russe mais ils sont pro-ukrainien. Eux, vivent sous occupation, comme la France en 1943."

De son côté Rachel n'émet pas d'opinion aussi tranchée sur comment guerre et après-guerre devraient être gérées par le gouvernement ukrainien. L'issue du conflit est devenue pour elle une affaire intime. "Je me suis mariée avec mon compagnon à l'automne et nous voulons fonder une famille. La Russie commet un génocide, une guerre culturelle. Moi, je veux pouvoir élever nos enfants en ukrainien et leur enseigner l'histoire de l'Ukraine."

Pour Rachel, Issa et Gérard, la guerre semble approfondir encore un peu plus le lien qu'ils ont tissé avec leur patrie d'adoption. "J'ai pris de la distance avec la culture américaine et la guerre a renforcé cela", nous confie l'Américaine. "Je me sens désormais totalement connectée aux Ukrainiens", ajoute-t-elle avec détermination.

"Ma vie est ici" : trois étrangers dans la guerre en Ukraine