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L'armée russe, de l'illusion de grandeur à la réalité du terrain ukrainien

Erreurs tactiques, problèmes de logistique, troupes peu motivées… l'invasion russe de l'Ukraine déclenchée le 24 février 2022 a largement entamé la réputation de la deuxième armée du monde et démontré l'aveuglement du renseignement militaire russe.

Bien peu d'experts militaires auraient misé sur un tel scénario lors du début de "l'opération spéciale" lancée par le Kremlin, le 24 février 2022 : un an après le déclenchement des hostilités, la deuxième puissance militaire mondiale, est à la peine en Ukraine, ne contrôlant même pas la totalité des régions de Louhansk et de Donetsk dans l'Est et ce malgré des pertes matérielles et humaines colossales.

Du naufrage du navire amiral 'Moskva' au retrait de Kherson en passant par la frappe ukrainienne meurtrière du Nouvel An à Makiïvka, l'armée russe a connu une série d'échecs cuisants tant sur le plan opérationnel que symbolique. En Russie, les "faucons" et les commentateurs proches du Kremlin n'épargnent plus une institution désormais concurrencée par la montée en puissance du groupe paramilitaire Wagner.

Vanté par le pouvoir russe pour ses capacités hypersoniques ou sa dissuasion nucléaire, l'outil militaire est un levier central de la politique étrangère de Vladimir Poutine depuis deux décennies : invasion de la Géorgie en 2008, guerre hybride dans le Donbass depuis 2014 ou encore intervention en Syrie en 2015. La tenue d'exercices militaires de grande ampleur, Vostok et Zapad, a également contribué à entretenir le mythe d'une armée moderne et puissante prête à s'engager dans un conflit de haute intensité.

"La guerre en Ukraine a montré en réalité qu'il s'agissait sans doute de 'démonstrations Potemkine' plus que d'exercices militaires comme nous l'entendons dans nos armées. On s'est rendu compte que dans la pratique, le niveau de performance de l'armée russe à grande échelle était faible, en particulier en ce qui concerne le combat interarmes (synergie entre l'infanterie, les chars, l'artillerie, etc.) ou encore la coordination 3D, c'est-à-dire entre les actions des forces terrestres, de l'aviation, de la défense anti-aérienne", détaille Philippe Gros, chercheur à la fondation pour la recherche stratégique (FRS).

"Il y a finalement eu une forme de double intoxication : les Occidentaux ont eu une image déformée de l'efficacité des armées russes et les Russes eux-mêmes ont surévalué leur propre puissance", analyse le professeur associé à Paris-Sorbonne et spécialiste des questions de défense, Guillaume Lasconjarias, qui souligne que la courte durée de l'engagement ainsi que la faible opposition rencontrée en Géorgie ou en Syrie n'avaient offert que peu d'indications sur les réelles capacités militaires russes.

Dans le piège ukrainien

Face à des Ukrainiens déterminés, bien renseignés et bardés de munitions et d'armes occidentales, le maître du Kremlin s'est lancé dans une aventure autrement périlleuse dans l'un des plus grands pays d'Europe.

"Incontestablement, Poutine a été grisé par ses succès", affirme l'historien militaire Stéphane Courtois, auteur de l'ouvrage "Le Livre noir de Vladimir Poutine" (éd. Robert Laffont). "Dans cette dictature de plus en plus personnelle, Poutine ne s'entoure que de gens qui lui servent le discours qu'il souhaite entendre. Il a été complètement désinformé par ses services qui lui promettaient la prise de Kiev en trois jours".

Sur le terrain, rien ne se passe en effet comme prévu. Contrairement aux fantasmes nourris par Moscou, les Ukrainiens n'accueillent pas les chars russes avec des fleurs, mais avec des cocktails Molotov. La résistance générale est une surprise pour l'armée russe qui, malgré sa supériorité numérique, échoue dans sa tentative de guerre éclair.

"À l'encontre de la logique militaire de concentration des efforts, l'état-major russe a lancé sept axes d'attaque autour de l'Ukraine. Les Russes ont pensé qu'en dispersant leurs forces dans la bataille, ils allaient diluer la réponse ukrainienne et que l'ensemble allait s'effondrer", note Guillaume Lasconjarias.

"Ce qui continuera toujours de me laisser perplexe, c'est la manière donc cette invasion a commencé", explique Nicolo Fasola, spécialiste des questions militaires russes à l'université de Bologne. "La doctrine russe insiste normalement sur la prise d'initiative et le fait de s'engager soudainement et massivement pour surprendre l'adversaire et obtenir des gains territoriaux rapides. Or, les Russes ont passé des mois à accumuler leurs forces aux frontières de l'Ukraine perdant ainsi totalement cet effet de surprise", s'étonne le chercheur.

"Le premier mois de la guerre a été un massacre"

Aux errances tactiques et à la faillite du renseignement militaire s'ajoutent des dysfonctionnements majeurs de communication au sein de la chaîne de commandement. Des officiers se retrouvent ainsi contraints de s'exposer sur la ligne de front pour faire passer leurs ordres. Fin mars 2022, l'Ukraine revendique la mort de sept hauts gradés russes sur le champ de bataille, mettant en lumière la faiblesse de l'encadrement des troupes par des sous-officiers.

"Dans toutes les armées occidentales, le sous-officier, c'est le nerf de la guerre. C'est l'homme qui fait le lien entre les officiers, ceux qui donnent les ordres, et les troupes de base", résume Stéphane Courtois.

Le degré d'impréparation de l'armée russe surprend jusqu'aux chancelleries occidentales. Des difficultés symbolisées durant les premières semaines de l'offensive par la progression erratique d'une immense colonne de blindés venue de Biélorussie. "D'un point de vue militaire, c'était une folie absolue. Il suffisait de tirer les premiers chars pour immobiliser toute la colonne qui devenait alors totalement vulnérable", pointe l'historien militaire.

#Ukraine Sur la route de #Borodyanka dans la banlieue de #Kiev, les vestiges d'une colonne de blindés russes détruits par l'armée ukrainienne lors de leur avancée sur la capitale ukrainienne... pic.twitter.com/XvaCFJmVW3

— Valerie Crova (@valeriecrova) May 16, 2022

"La plupart des soldats russes étaient également déployés depuis plusieurs mois aux frontières de l'Ukraine et leur matériel était déjà partiellement usé", rappelle Philippe Gros chercheur à la FRS. "Le premier mois de la guerre a été un massacre en matière d'équipements et de personnel. L'armée russe ne s'est probablement jamais remise de ces cinq premières semaines d'opération".

Selon une estimation du chef de l'armée norvégienne communiquée le 22 janvier, les affrontements en Ukraine depuis le 24 février 2022, auraient fait près de 180 000 morts ou blessés dans les rangs de l'armée russe, 100 000 du côté ukrainien.

Le poids de l'héritage soviétique

Selon les experts militaires, la guerre en Ukraine a révélé l'échec de l'entreprise de modernisation de l'armée russe lancée en 2008. "Il s'agissait d'un processus copié sur celui des armées occidentales, qui consistait à diminuer la part de conscription pour plus de professionnalisation, essayer de se doter d'un corps de sous-officiers ou encore d'insister sur la transformation des technologies", détaille le spécialiste des questions de défense, Guillaume Lasconjarias.

"Cependant, du point de vue de la doctrine, l'armée russe est restée soviétique. D'un côté, il y a eu une tentative de modernisation et de réorganisation à l'occidentale, mais de l'autre, une utilisation soviétique de l'outil militaire privilégiant l'effet de masse et l'intensité", analyse Nicolo Fasolo, selon qui cette version hybride de l'armée russe la rend peu efficace sur le terrain ukrainien.

Au contraire, tous les vieux travers de l'héritage soviétique ont éclaté au grand jour : logistique défaillante, corruption endémique, faible prix accordé à la vie des soldats et un sous-équipement chronique, comme l'a montré l'utilisation de moyens de communications non cryptés en Ukraine faisant du repérage des unités russes un jeu d'enfant pour les forces de Kiev.

L'image de l'armée russe a également été durablement ternie par les bombardements massifs sur les populations civiles, considérés comme de possibles "crimes de guerres" par les Occidentaux, ainsi que par l'extrême brutalité et l'indiscipline de certaines unités.

"Quand on sait comment l'Armée Rouge se comportait, je n'ai pas été surpris une seule seconde par ce qui s'est passé à Boutcha", assure l'historien Stéphane Courtois. "Assassinats de civils, viols, tortures, pillages… C'est le modèle stalinien de la guerre".

À la recherche d'un second souffle

Alors que le front s'est stabilisé depuis environ deux mois, les spéculations vont bon train sur une nouvelle offensive de l'armée russe depuis l'Est ou lancée au Nord depuis le territoire biélorusse.

Selon les autorités ukrainiennes, la Russie se prépare à envoyer au front d'ici au printemps environ 200 000 conscrits de l'automne dernier qui auront été préalablement formés et entraînés.

"On peut toutefois douter de leur niveau d'efficacité, car on a l'impression que les Russes manquent de tout ; d'équipement, d'armement et d'encadrement. On a une armée qui paraît de bric et de broc mais qui n'en reste pas moins dangereuse", souligne Guillaume Lasconjarias.

#Russie Les réparateurs ressortent des matériels déclassés pour réparer les tanks.
Par exemple de vieux viseurs écartés car trop anciens. https://t.co/rRWsmqIerb

— cedric mas (@CedricMas) January 24, 2023

Entre la faiblesse des ressources humaines et l'usure opérationnelle, beaucoup d'experts doutent des capacités de la Russie à reprendre la main dans le conflit. "Je ne crois pas à la perspective d'une vaste offensive dans un futur proche. En revanche, ils seront capables de tenir la ligne de front en maintenant une stratégie d'attrition", avance Nicolo Fasola, spécialiste des questions militaires russes à l'université de Bologne.

"On peut prudemment avancer que les Ukrainiens ont six huit mois pour remporter une victoire décisive, c'est-à-dire une offensive comme celle de Kharkiv, mais de beaucoup plus grande ampleur qui provoquerait un effondrement du dispositif russe et amènerait le Kremlin à comprendre qu'il ne pourra plus rétablir la situation", estime Philippe Gros. "Passé ce créneau, il est possible que les Russes parviennent d'ici un an à réellement concrétiser une forme d'économie de guerre qui démultiplierait leur capacité de fabrication et d'entretien du matériel et ne permettrait plus aux Ukrainiens de les déloger de leurs positions". 

L'armée russe, de l'illusion de grandeur à la réalité du terrain ukrainien