En quittant la banlieue de Kiev au début de la guerre pour protéger sa famille, Mardhzina, mère célibataire de 41 ans, espérait pouvoir rentrer rapidement en Ukraine. Un an plus tard, elle envisage désormais un avenir en France, sans parvenir à tourner véritablement la page.
Depuis deux mois, Mardhzina s’est mise à l’apprentissage du français. Devant son centre de formation, à Gennevilliers, en banlieue de Paris, cette exilée ukrainienne de 41 ans évoque avec amusement ses difficultés d’intégration : "Les langues étrangères sont totalement proscrites dans la classe, alors quand tu débarques tu ne comprends rien. J’ai bien essayé de ruser au début en m’asseyant à côté d’une Ukrainienne, mais l’enseignante nous a tout de suite séparées, on lui avait déjà fait le coup !"
Après des débuts en dilettante, Mardhzina suit désormais le programme assidûment, trois jours par semaine, de 9 h à 17 h. Un passage obligé pour trouver "un vrai travail", explique-t-elle. Un cap difficile à franchir aussi, reconnait la jeune femme qui, il y a encore quelques mois, entretenait l’illusion d’un retour rapide dans son pays.
Les Russes à 15 km
Avant la guerre, Mardhzina était conseillère juridique pour plusieurs entreprises. Elle vivait à Vyshneve, une ville de 40 000 habitants, à trois kilomètres au sud-ouest de la capitale. Le 24 février au matin, elle apprend avec stupéfaction le déclenchement de l’invasion russe et la percée de ses soldats depuis la Biélorussie jusque dans la région de Kiev. "Passée la stupeur, mon premier réflexe a été de vouloir rester pour participer à l’effort de guerre. Mais mes proches, et notamment ma sœur, m’en ont dissuadé car je suis mère célibataire et les troupes russes étaient à peine à une quinzaine de kilomètres".
Le soir du 1er mars, Mardhzina quitte la ville avec ses filles de 18 et 14 ans. Elle garde en mémoire l’image "apocalyptique" de la foule immense massée à la gare, des heures durant, lumières éteintes, pour éviter les bombardements. Ce périple de plusieurs jours l’emmène en Pologne, puis en Allemagne et enfin à Paris, où la famille pose ses valises le 5 mars.
L’espoir déçu du retour
Mardhzina n’était jamais venue dans l’Hexagone et ne parlait, à son arrivée, pas un mot de français. Mais depuis un an elle entretenait une relation à distance avec un Français, Christophe, rencontré sur un tchat et devenu, au fil des mois, son petit ami.
"Avant la guerre il était venu passer du temps avec nous en Ukraine. Je projetais à mon tour de venir le voir à Paris mais pas d’y vivre… jusqu’à l’invasion russe", explique-t-elle.
À l’étroit dans l’appartement de son compagnon, la mère de famille et ses filles déménagent à plusieurs reprises, hébergées par une connaissance puis chez une famille de particuliers. En parallèle, toutes les trois obtiennent la protection temporaire offrant aux Ukrainiens fuyant la guerre un statut similaire à celui de réfugié. "Au départ je ne cherchais pas de logement permanent, je croyais qu’un accord de paix serait vite trouvé et que nous pourrions rentrer. Mais petit à petit j’ai dû me faire une raison" admet-elle.
Durant l’été, Mardhzina prend finalement la décision de libérer son appartement à Vyshneve, la mort dans l’âme. Début novembre, elle retourne en Ukraine pour finaliser des démarches administratives et réalise à quel point la vie y est devenue invivable. "Ma ville a été largement épargnée par les bombardements russes qui ont détruit des régions entières. Pourtant, tout s’est arrêté là-bas, les gens vivent au rythme des coupures de courant, l’administration fonctionne au ralenti, les choses les plus simples sont devenues problématiques comme faire à manger ou laver le linge" raconte-t-elle la voix tremblante.
Entre espoir et crainte
Résolue à reconstruire sa vie en France, Mardhzina a trouvé un petit boulot de nettoyage, le soir, dans un hôpital. Une activité qui lui permet de travailler sans empiéter sur ses cours de français. Retournée vivre temporairement chez son petit ami, elle espère dorénavant obtenir un logement social assez grand pour y installer durablement sa famille. En parallèle, la jeune femme suit avec assiduité les derniers développements en Ukraine, par le biais d’une dizaine de groupes WhatsApp dont elle est membre.
"En ce moment, on entend beaucoup parler des scandales de corruption qui touchent de nombreux hommes politiques, oligarques et même l’armée" souligne-t-elle. "Longtemps les gens ont fermé les yeux sur ces pratiques qui gangrènent notre pays. Mais dans le contexte actuel, elles sont devenues intolérables. Pour moi, cette guerre est bien sûr un combat pour la liberté mais aussi contre la corruption" assène la jeune femme.
Enthousiasmée par ce qu’elle décrit comme un éveil tardif mais salutaire des consciences, Mardhzina observe avec inquiétude d’autres évolutions qu’elle juge bien plus délétères. "Contrairement à ce que veut faire croire Moscou avec sa propagande anti-nazie, l’Ukraine est un pays de tolérance. Mon exemple en témoigne : je suis russophone et typée physiquement, car j’ai des origines turkmènes, mais je n’ai jamais subi de discrimination dans mon pays. Pourtant aujourd’hui, j’ai l’impression que des idées radicales gagnent du terrain" déplore-t-elle. "Certains veulent interdire la langue russe, d’autres proposent de retirer la nationalité ukrainienne aux hommes qui refusent d’aller au front … Ces poussées nationalistes m’inquiètent, j’ai peur pour l’avenir de mon pays. En même temps, je suis très admirative de tous ces Ukrainiens qui sont restés et se sacrifient pour leur liberté. Pour notre liberté", conclut-elle le regard triste.