L'acheminement de l'aide humanitaire en Syrie, après les séismes survenus lundi, se heurte à de nombreux obstacles logistiques, politiques et géopolitiques, entre les difficultés à accéder aux zones sinistrées et l'embarras de composer avec le régime de Bachar al-Assad.
"Il est impératif que tout le monde considère cette situation pour ce qu’elle est : une crise humanitaire dans laquelle des vies sont en jeu. S’il vous plaît, ne la politisez pas", a lancé mardi 7 février le porte-parole du Bureau de coordination des Affaires humanitaires de l'ONU, Jens Laerke. Quelques heures après les séismes ayant touché le sud de la Turquie et le nord de la Syrie, l'aide d'urgence était en route vers la Turquie.
Quatre jours plus tard, elle peine cependant toujours à arriver en Syrie. Car dans ce pays en guerre depuis douze ans, fragmenté entre des zones tenues par le régime de Bachar al-Assad et des territoires aux mains de groupes d'opposition, venir en aide à la population sinistrée implique de se heurter à des obstacles logistiques, politiques et diplomatiques.
"Face à une catastrophe de cette ampleur, on aurait imaginé un monde mobilisé et une sorte de trêve générale et temporaire pour porter secours aux victimes. Hélas, dans cette région déchirée, au centre de multiples tensions, cela est totalement illusoire", déplore Fabrice Balanche, maître de conférences en géographie à l’université Lumière Lyon 2.
L'acheminement de cette aide humanitaire est pourtant crucial, martèlent de concert les ONG, notamment dans les zones rebelles où la situation était déjà dramatique. Avant même les séismes, le nord-ouest de la Syrie abritait, selon l’ONU, 2,9 million de déplacés et 4 millions d’habitants ayant besoin d’une assistance hivernale.
"Il y a des milliers de personnes à mettre à l'abri, des milliers d'autres qui attendent des soins de santé ou des opérations chirurgicales", insiste Jean-François Corty, chercheur associé à l'Iris et membre du conseil d'administration de Médecins du monde. "Sans compter que les séismes vont rendre encore plus difficile l’accès à l’eau et à l’hygiène dans ce territoire où le choléra refait surface depuis plusieurs mois."
"Erdogan joue sa réélection"
Habituellement, la quasi-totalité de l'aide humanitaire dans ces zones rebelles est acheminée depuis la Turquie via le corridor Bab al-Hawa, unique point de passage sur la frontière, garanti par une résolution du Conseil de sécurité des Nations Unies. Celui-ci a cependant été touché par les séismes, a indiqué l'ONU mardi. La précarité de l'accès à ces territoires a ainsi été mis en lumière: le nord-ouest de la Syrie s'est retrouvé totalement isolé pendant plusieurs jours.
Un premier convoi a finalement pu être organisé jeudi. Composé de six camions transportant couvertures, matelas, tentes, matériel de secours et lampes solaires, il doit couvrir les besoins d'environ 5 000 personnes, selon l'Organisation Internationale pour les Migrations (OIM).
"Initialement, trois autres passages existaient mais ils ont été supprimés sous pression de la Russie et de la Chine", déplore Jean-François Corty. "Il est indispensable de les rouvrir pour faciliter la mise en place de corridors humanitaires vers la Turquie".
Une demande relayée jeudi par le secrétaire général de l'ONU, Antonio Guterres : "Je serais évidemment très heureux si le Conseil de sécurité pouvait trouver un consensus pour autoriser plus de points de passage", a-t-il espéré, tandis qu'Ankara a indiqué s'employer à ouvrir deux autres passages frontaliers.
Selon Fabrice Balanche, cette ambition turque pourrait cependant être rapidement rattrapée par des logiques politiciennes. "Il ne faut pas oublier que nous sommes à trois mois d'élections législatives et présidentielle. Or, avec ce drame, Recep Tayyip Erdogan joue sa réélection", estime-t-il. "Alors que des critiques fusent déjà contre lui, dénonçant sa réponse 'trop lente', il y a fort à parier qu'il préférera faire profiter en priorité sa population de l'aide humanitaire acheminée sur son territoire – avant de l'envoyer chez son voisin syrien."
Une région déchirée par la guerre civile
"Et quand bien même l'aide parviendrait à passer, sa distribution risque de poser problème", déplore le géographe. "La région touchée par le tremblement de terre peut se diviser en quatre zones, chacune contrôlée par un groupe différent. D'une part, la ville d’Alep et ses alentours qui sont aux mains du gouvernement de Bachar al-Assad. D'autre part, les zones rebelles avec la région d'Idleb, contrôlée par Hayat Tahrir al-Cham (HTS héritier du groupe Al-Qaïda), celles le long de la frontière turque avec des rebelles pro-Turcs et celles de l'est, tenue par les forces démocratiques syriennes (FDS). Et ces quatre zones sont parfois elles-mêmes divisées par différentes factions et milices".
"Chaque groupe va essayer de tirer la couverture vers elle et de tirer avantage de cette situation", dénonce-t-il. "Chacun, dans une optique clientéliste, va tenter d'instrumentaliser l'aide humanitaire."
"Par exemple, dans la région d'Afrin, qui est contrôlée par des rebelles pro-Turcs, plus de la moitié de la population kurde a été chassée en 2018. Il me paraît impossible que, subitement, ils acceptent de partager une aide humanitaire internationale avec les forces démocratiques syriennes."
Pour les ONG et États, l'autre solution serait d'acheminer de l'aide directement à partir du territoire syrien contrôlé par Damas. Une demande que le gouvernement de Bachar al-Assad a d'ailleurs explicitement formulée mardi, pressant la communauté internationale à lui venir en aide et en promettant que cela profiterait "à tous les Syriens sur tout le territoire".
Fabrice Galanche n'y croit pas : "comme pour les groupes rebelles, l'objectif de Bachar al-Assad à long terme reste de reprendre le contrôle de l'ensemble du pays. Et pour cela, quoi de mieux que de les laisser s'affaiblir ?". Une hypothèse partagée par le grand reporter Samuel Forey sur France 24.
La communauté internationale dans l'embarras
Si aujourd'hui, 95 pays ont répondu à la demande d’aide de la Turquie, la Syrie, quant à elle, n'a d'abord pu compter que sur son allié russe, puis dans un second temps sur les Émirats arabes unis, l'Iran et l'Égypte.
Face à l'urgence de la situation, l'Union européenne et les États-Unis, qui ont rompu toute relation diplomatique avec Damas, semblent chercher des solutions en demi-teinte. Jeudi, la France a ainsi annoncé une aide d'urgence à l'ensemble des régions syriennes, tout en insistant que cela ne changeait pas l'"approche politique" de Paris vis-à-vis du régime de Damas. Même son de cloche du côté des États-Unis : "Nous sommes déterminés à apporter de l’aide au peuple syrien comme nous le faisons depuis des années en tant que premier fournisseur d’aide internationale", a déclaré le secrétaire d’État Antony Blinken mercredi. "Mais les fonds iront au peuple syrien et non au gouvernement de Damas."
De leur côté, certains pays arabes ont repris contact et envoyé de l'aide au président Bachar al-Assad alors qu'il était ostracisé depuis son exclusion de la Ligue arabe fin 2011. Les Émirats arabes unis, premier pays du Golfe à avoir rétabli ses relations avec Damas, ont déjà promis une aide d'au moins 50 millions de dollars et envoyé des avions chargés d'aide humanitaire. L'Arabie saoudite, qui a rompu ses liens avec Damas en 2012 et soutenu l'opposition au début du conflit, a aussi promis une aide, y compris aux zones contrôlées par le gouvernement. Le Qatar, accusé d'avoir financé l'opposition armée à Bachar al-Assad et qui n'a pas encore normalisé ses relations, a lui aussi promis son aide.
Selon Nick Heras, chercheur au New Lines Institute, interrogé par l'AFP, ces séismes pourraient ainsi être l'occasion, pour Bachar al-Assad, "d'essayer de faire progresser le processus de normalisation de son régime avec le reste du monde arabe." De quoi aider le pays à sortir progressivement de son isolement et transformer une catastrophe en opportunité politique pour le président syrien.