Les documents confidentiels retrouvés tour à tour chez Donald Trump, Joe Biden et Mike Pence posent la question des règles de sécurité autour de ces archives et de leur respect par l'exécutif américain. Certains, dénonçant une hypocrisie ambiante à Washington, estiment que c'est en fait le système de classification qui est à revoir.
Ils semblent tomber du ciel, semaine après semaine. Depuis cet été, des dizaines de documents confidentiels ont été retrouvés en possession de l’ex-président des États-Unis Donald Trump, de l’actuel président Joe Biden et de l’ex-vice-président Mike Pence. Les médias se délectent de ce feuilleton très politique pendant que les deux camps ennemis - démocrates et républicains - s’empoignent.
Qu’ils attendent sagement dans des cartons sous les dorures de Mar-a-Lago, soient oubliés dans des anciens bureaux ou prennent la poussière dans un garage, ces dossiers ont tous un point commun : ils devraient être en possession des Archives nationales, l’agence fédérale en charge de la préservations des documents publics.
En effet, tous les documents de travail en circulation à la Maison Blanche - textes, images, vidéos, sous format papier ou électronique - sont la propriété du gouvernement, et donc du peuple américain. Une fois leur mandat terminé, les présidents et les vice-présidents doivent donc les restituer aux Archives qui participent à la création des bibliothèques présidentielles. C’est la loi qui le dit. Plus précisément, le Presidential Records Act, promulgué en 1978 par le président Jimmy Carter. Son successeur, Ronald Reagan, a été le premier chef de l’État américain à devoir s’y plier. Avant cette loi, les archives présidentielles appartenaient… à l’ancien président.
Un système qui repose sur la bonne foi
Problème : le Presidential Records Act donne des directives très précises sur la collecte et le transfert de ces archives mais ne prévoit pas de sanctions si elles ne sont pas suivies à la lettre. Le texte repose en quelque sorte sur la bonne foi des anciens chefs d’État et de leurs équipes. Peut-être parce qu’à l’époque, les auteurs de la loi n’avaient pas imaginé qu’un président quittant le Bureau Ovale puisse rechigner à céder ces documents.
Arrive Donald Trump et la perquisition du FBI à Mar-a-Lago, sa résidence de Floride en août 2022. Les photographies de fichiers éparpillés sur la moquette portant la mention "Top Secret" ont sidéré les experts en sécurité nationale. Le refus délibéré de Donald Trump de rendre ces documents aux Archives, qui les avaient réclamés maintes fois, constitue une forme de malveillance qui va au-delà du non-respect du Presidential Records Act. C’est pourquoi le département de la Justice a invoqué une autre loi, l’Espionnage Act, en annonçant la perquisition. Un procureur spécial a été nommé pour diriger cette enquête qui a donc pris une tournure criminelle. "En général, ceux qui refusent de restituer des informations confidentielles sont ceux qui ont de viles raisons associées à ce refus", juge dans le magazine TIME J. William Leonard, un haut responsable des Archives nationales entre 2002 et 2008.
Comparées au cas Trump, les affaires des archives égarées de Joe Biden et de Mike Pence semblent relever davantage de la négligence que de la malveillance. Dans les deux cas, les documents semblent avoir été emportés par erreur puis oubliés dans des lieux plus ou moins sécurisés.
"Les responsables de l’exécutif font des allers-retours (entre leur domicile et leur lieu de travail, NDLR) avec des documents pour les lire. Ils les lisent le soir, puis il les ramènent", a raconté à CNBC le sénateur démocrate de Virginie Tim Kaine. Les équipes qui assistent ces responsables ont tendance à fermer les yeux sur les règles de sécurité liées à la manipulation de ces documents, parce que c’est plus pratique ou plus rapide, ou par simple laxisme.
Jimmy Carter aussi
Dans le chaos des derniers jours de mandat d’un président, il faut faire le tri entre les affaires qui seront remises aux archives et le reste. Il n’est donc pas étonnant que certains documents se retrouvent dans le mauvais carton… Le phénomène est tellement répandu que le site Internet des Archives nationales contient une section détaillant la marche à suivre pour restituer un fichier égaré. Un protocole suivi à la lettre par les avocats de Joe Biden et de Mike Pence, qui ont eux-mêmes révélé au grand jour l’existence de ces archives retrouvées. Citant des sources anonymes, CNBC croit savoir que l’ex-président Jimmy Carter avait lui aussi retrouvé des documents confidentiels dans sa maison de Géorgie, et les avait rendus aux Archives nationales.
Dans l’affaire Biden, afin de ne pas être accusé de favoritisme, le ministère de la Justice a nommé là encore un procureur spécial pour déterminer si les documents ne contiennent pas d’information susceptible de mettre en danger la sécurité nationale. Pour J. William Leonard, l’ancien haut responsable au sein des Archives nationales, cela n’était pas nécessaire. "On a désormais un procureur spécial sur un dossier qui devrait être une enquête de routine", affirme-t-il au magazine TIME, estimant que "la réaction du public aujourd’hui est complètement disproportionnée".
Il rappelle qu’oublier un document confidentiel chez soi arrive bien plus souvent qu’on ne le croit, et ce à tous les échelons de l’exécutif. "Ce genre de choses n'est pas rare du tout. Cela arrive. Et plus fréquemment que ce qu’on imagine. Probablement plus fréquemment que cela ne devrait arriver. Dans le quotidien frénétique d’un bureau, quand vous avez une quantité massive, je dis bien massive, de documents qui arrivent - et pas juste dans le bureau du président ou du vice-président, mais n’importe quel bureau du gouvernement fédéral - il n’est pas rare que des documents confidentiels s’entremêlent par erreur avec d’autres papiers."
Trop de zèle dans la classification
Selon J. William Leonard, il existe un problème plus structurel qui dépasse les négligences individuelles : c’est le système même de classification des documents. L’ancien haut responsable des Archives nationales se souvient ainsi d’échanges tendus avec le bureau du vice-président de l’époque, Dick Cheney. "Parfois, les membres de son équipe prenaient des documents lambda, la plupart du temps contenant des informations politiques, et les classaient SCI (Sensitive Compartmented Information). Il s’agit du type d’information confidentielle le plus sensible. Le pauvre archiviste qui tombe sur cette classification complètement fabriquée, accolée à un fichier contenant des informations non sensibles et ne relevant pas de la sécurité nationale, va reporter la sortie de ce document dans le domaine public. Je trouve qu’il est scandaleux de classer de la sorte des informations purement politiques et non confidentielles dans le but d’en retarder la publication."
Qu’il s’agisse d’un motif politique ou simplement d’une précaution excessive - personne n’a jamais été sanctionné pour classer un document à un degré de confidentialité plus important qu’il ne mérite - le résultat est le même : il y a beaucoup trop de documents étiquetés confidentiels. Selon un rapport parlementaire de 2016, 50 à 90 % du matériel classé est mal catégorisé.
C’est peut-être parce que beaucoup d’informations confidentielles ne sont pas si sensibles que cela qu’une certaine forme de négligence est observée. Ou que certains acteurs n’hésitent pas à jouer avec le feu quand il en va de leur intérêt. Gordon Abrams, un ancien cadre de la Maison Blanche qui travaillait sur les questions de budget de sécurité nationale, a récemment publié un billet de blog pour dénoncer l’hypocrisie à Washington autour de ce sujet. Il se souvient ainsi être entré, en 1995, dans un bureau du Conseil national de sécurité et y avoir trouvé un haut responsable bien connu au téléphone avec un journaliste, les pieds sur la table, en train de discuter du contenu d’un document labellisé "secret" ouvert sur ses genoux.
"L’information, c’est le pouvoir"
"Je n’ai pas été choqué à l’époque, tout comme je ne suis pas choqué aujourd’hui par les dernières révélations, écrit-il. Je savais très bien que beaucoup de responsables, en particulier au Conseil de sécurité nationale, avaient pour consigne explicite de faire fuiter des informations confidentielles à la presse dans le but de mettre en avant la vision de l’administration ou de répondre aux critiques. La classification était prise à la légère."
Selon Gordon Abrams, le "combat de boue" auquel on assiste aujourd’hui ne répond pas au problème principal : "le gouvernement classifie trop et, de l’autre côté, délivre, via un processus chaotique, des habilitations à consulter ces documents à bien trop de personnes". La raison est simple : "l’information, c'est le pouvoir", avance-t-il. "Davantage de secrets, et davantage de personnes dans la confidence. Détenir l’information revient à posséder le badge de ‘l’insider’."
Gordon Abrams appelle donc à une refonte du système de classification. "Oui, l’ancien président (Trump, NDLR) a méprisé le système et ses règles. L’actuel président semble avoir été simplement un peu négligent. Mais le complexe est trop large ; il y a trop de matériaux portant le tampon confidentiel ; et le processus de décision pour déterminer qui y a accès est excessif et dysfonctionnel. Il est temps de prendre du recul et de se demander si le complexe entier de Ia sécurité nationale ne serait pas hors de contrôle."