À l'occasion de la Journée mondiale des réfugiés lundi, l'artiste brésilienne Marina Amaral a mis en couleur douze photos d'archives en noir et blanc du Haut commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR) allant des années 1940 aux années 1980. L'objectif : humaniser ces photos du passé.
Un père tchèque console son fils dans un camp de déplacés, en Allemagne, en 1949 ; dix ans plus tard, en pleine guerre d'Algérie, une petite fille algérienne réfugiée en Tunisie fixe l'objectif d'un photojournaliste ; à l'autre bout du monde, en 1978, des boat people fuient le Vietnam et rejoignent la Malaisie… Les photographies de réfugiés en noir et blanc peuplent les livres d'histoire que l'on feuillette souvent sans prêter attention aux illustrations. À l'occasion de la Journée mondiale des réfugiés, lundi 20 juin, le Haut commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR) a décidé de mettre en lumière ces clichés oubliés : il a ainsi redonné vie à douze photographies issues de ses 100 000 archives en leur donnant des couleurs, retraçant dans le même temps 70 ans d'exode à travers le monde.
"Nous avons sélectionné ces douze photos pour leur composition, leur portée géographique, ainsi que pour les nombreuses décennies qu'elles couvrent", précise Christopher Reardon, responsable de la communication du HCR. "Nous les avons également choisies parce qu'elles montrent des choses dont le monde a besoin : l'accès à la sécurité, à la nourriture et à un abri mais aussi avoir la possibilité de rentrer chez soi en toute sécurité ou d'être accueilli dans un autre pays, sûr." Le 23 mai, le nombre de déplacés dans le monde a passé pour la première fois la barre des 100 millions, soit un peu plus de 1 % de la population mondiale.
Pour ce projet intitulé "The Colour of Flight" ("la couleur de la fuite"), le HCR a collaboré avec la Brésilienne Marina Amaral. Âgée de 30 ans, cette artiste a fait de la colorisation des images d'archives sa spécialité. Auteure de "La Couleur du temps", un ouvrage qui compile 200 clichés de personnalités, lieux et faits historiques restaurés et colorisés, elle s'est fait connaître du grand public en donnant des couleurs à des photos de Martin Luther King, Albert Einstein ou encore Elizabeth II. En 2018, sa photo colorisée de Czeslawa Kwoka, une enfant de 14 ans tuée dans le camp d'Auschwitz, avait fait le tour du monde.
"Les couleurs permettent de nous connecter à un niveau émotionnel"
À travers ce procédé, son objectif est clair : rapprocher le lecteur de ces photographies d'antan. "Je veux créer un pont entre le passé et le présent", explique l'artiste, fille d'une mère historienne et passionnée d'histoire depuis l'enfance. "En tant que documents historiques, les photos monochromes sont très importantes. Mais nous ne vivons pas dans un monde en noir et blanc, nous vivons dans un monde coloré."
"Le noir et blanc crée une barrière. Il nous empêche de comprendre que les personnes que nous voyons sur les photos, même celles qui ont été prises il y a plus de 100 ans, étaient réelles", poursuit-elle. "Ces personnes étaient comme nous, avec leurs propres rêves, leurs ambitions, leurs peurs, leurs luttes, etc. En mettant des couleurs, on brise ce mur et ça devient plus facile de s'identifier. L'engagement n'est plus seulement rationnel mais aussi émotionnel."
Pour "The Colour of Flight", Marina Amaral a donné des couleurs à douze histoires, à douze moments et douze endroits différents du globe. Elle remet notamment des couleurs dans les yeux d'une petite fille qui fixe l'objectif du photojournaliste Stanley Wright en 1959. L'enfant s'est réfugiée en Tunisie pour fuir la guerre d'Algérie. Derrière elle, les vêtements, abîmés, des quatre hommes, de la vieille dame et du petit garçon qui l'accompagnent ont aussi retrouvé leur teinte beige et marron.
Marina Amaral rend aussi le bleu au ciel et à la mer dans une photo de 1978 où le photographe Kaspar Gaugler montre un groupe d'une dizaine de boat people qui ont fui le Vietnam pour arriver en Malaisie. Comme dans la photo précédente, les nuances de blanc et de gris des vêtements mouillés se sont transformées en vert vif, en bleu, en orange…
Un travail de fourmi
Derrière chaque cliché se cachent des heures d'investigation et un travail de fourmi. "Je commence toujours par faire le maximum de recherches sur les photos. J'essaie de trouver et de rassembler des références visuelles qui m'aideront pour les coloriser", détaille l'artiste. Couleurs originales d'un uniforme, d'un véhicule, d'un bâtiment, voire, quand c'est possible, des éléments visuels sur les protagonistes eux-mêmes… Tous les détails des clichés sont passés au crible.
C'est grâce à ses recherches qu'elle a pu redonner ses couleurs exactes à l'avion qui transportait en Autriche des réfugiés asiatiques chassés d'Ouganda, dans un cliché de 1972. Peu avant, le despote Idi Amin Dada avait annoncé à la communauté des Asiatiques ougandais, qui vivaient dans le pays depuis le début du siècle, qu'ils avaient 90 jours pour quitter le territoire.
Nombreux sont ceux qui possédaient un passeport britannique et ont ainsi pu s'installer au Royaume-Uni, mais des milliers d'autres se sont retrouvés apatrides. L'Autriche a été l'un des nombreux pays à les accueillir.
Cependant, pour la majorité des clichés présentés dans "The Colour of Flight", les recherches ont été infructueuses. "Chaque photo était accompagnée d'une légende, mais celle-ci ne donnait que peu ou pas d'informations sur les couleurs que je devais utiliser", déplore Marina Amaral. "J'ai donc dû faire des choix artistiques en essayant de rester cohérente avec l'époque et le lieu où la photo a été prise."
Le procédé de colorisation lui-même est ensuite entièrement réalisé à la main grâce au logiciel Photoshop. Avec une simple tablette tactile, Marina Amaral appose ses couleurs détail après détail. Un processus qui peut prendre plusieurs heures, voire des jours, pour une seule photo.
"Leur histoire ne se termine pas lorsque nous fermons nos livres d'histoire"
Lorsqu'on l'interroge sur sa photographie préférée de la série, Marina Amaral répond sans une once d'hésitation : "Karaté Kid". La photo, prise en 1983 par le photojournaliste Alejandro Cherep, représente un groupe d'enfants originaires du Laos, réfugiés en Argentine à la fin de la guerre du Vietnam. Au premier plan, un petit garçon prend une pose d'art martial tandis que derrière lui, ses quatre copains rient de bon cœur.
"Je passe de nombreuses heures en compagnie des personnes qui figurent sur les photos sur lesquelles je travaille, et je ne peux m'empêcher de me demander ce qui leur passait par la tête pendant qu'elles étaient photographiées", explique Marina Amaral. "Pour cette photo, le HCR a pu retrouver la trace de ce petit gars, qui vit aujourd'hui en Argentine et s'appelle Kykeo. C'est incroyable quand l'un des 'personnages' dont j'ai travaillé la photo saute de l'écran et se matérialise 'devant' moi !", raconte-t-elle. Aujourd'hui, près de quarante ans plus tard, Kykeo et le petit groupe vivent toujours en Argentine. Et le petit garçon est devenu... instructeur de karaté.
Pour Marina Amaral, ce "Karaté Kid" symbolise ainsi tout l'objectif derrière son travail. "Les réfugiés ne sont pas des personnages historiques figés dans une photographie, et leur histoire ne se termine pas lorsque nous fermons nos livres d'histoire", conclut-elle.