L'arrivée, dimanche, dans la zone maritime contestée avec Israël d'une unité flottante destinée à commencer à produire du gaz pour l'État hébreu a provoqué la colère du pouvoir libanais, alors que les négociations indirectes entre les deux pays autour du conflit frontalier sont au point mort. Décryptage.
Dans l'impasse depuis plus d’une décennie, le contentieux entre le Liban et Israël autour de la délimitation de leur frontière maritime a refait surface, dimanche 5 juin. La présidence libanaise a mis en garde le gouvernement israélien contre toute "action agressive" dans la zone maritime que les deux pays se disputent. Une étendue hautement stratégique en vue de l'exploitation des ressources en hydrocarbures offshore qu’elle renferme.
Beyrouth a vu rouge suite à l'arrivée, dimanche, d'une unité flottante de production, de stockage et de déchargement (FPSO) appartenant au groupe Energean et qui, à la demande du gouvernement israélien, doit commencer l’exploitation du champ gazier de Karish.
Problème : le Liban et Israël n’ont jamais officiellement tracé leurs frontières. Ils sont même toujours techniquement en guerre, faute d'avoir signé un traité de paix et malgré un armistice paraphé en 1949. Or selon Beyrouth, Karish se situe dans une zone contestée d'une surface de 860 km2, en pleine Méditerranée orientale, où de très importantes réserves gazières ont été repérées ces dernières années.
Beyrouth en appelle à la médiation américaine
Lundi, le pouvoir libanais a même invité au Liban l’émissaire américain Amos Hochstein, chargé par le président Joe Biden de jouer les médiateurs entre les deux pays, et "à reprendre les négociations concernant la délimitation des frontières maritimes".
Tous travaux "d'exploration, de forage ou d'extraction effectués par Israël dans les zones contestées constituent une provocation et un acte d'agression", poursuit un communiqué conjoint signé par le président Michel Aoun et le Premier ministre sortant, Najib Mikati.
De son côté, l’État hébreu considère que le champ gazier de Karish est situé dans sa zone économique exclusive et donc non concerné par la zone maritime contestée par le pays du Cèdre. Selon Energean, la plateforme, qui a été construite sur mesure pour le champ de Karish, devrait permettre de livrer du gaz à Israël d’ici au 3e trimestre 2022.
"Avec l’arrivée de cette plateforme, tout va aller très vite pour les Israéliens, la production et la vente de gaz va pouvoir commencer dans trois ou quatre mois, puisque des contrats sont déjà signés avec notamment des compagnies israéliennes, explique à France 24 Laury Haytayan, experte libanaise en géopolitique des hydrocarbures et directrice du programme régional au Moyen-Orient de l’organisation indépendante Natural Resource Governance Institute (NRGI). Sans compter qu’Israël aura en plus l’opportunité d’exporter son gaz en Europe, où la demande est importante en raison de la guerre en Ukraine et les sanctions contre la Russie".
Selon l'experte, l'arrivée de cette plateforme était attendue et annoncée, le pouvoir libanais ne peut don prétendre être surpris puisque les Israéliens devaient commencer la production sur le site de Karish l’année dernière. "Sauf que pendant tout ce temps, le Liban est resté dans le flou, indique Laury Haytayan. La classe dirigeante du pays n'a toujours pas de position unifiée et claire sur la question des frontières maritimes et les pourparlers n’ont pas pu avancer".
La résolution du litige est capitale pour que le Liban, qui est englué depuis 2019 dans une inextricable crise économique, puisse entamer l'exploration et l'exploitation de ses réserves d'hydrocarbures dans la zone contestée, où se trouve une partie du bloc 9 de la zone économique exclusive (ZEE) libanaise. Situé au large du Sud-Liban, ce bloc est considéré comme l'un des plus prometteurs en termes de ressources gazières.
Sauf que les négociations indirectes entre le pouvoir libanais et le gouvernement israélien sont au point mort.
Des négociations indirectes stoppées net
Les pourparlers, placés sous l'égide de l'ONU et une médiation américaine, avaient commencé en octobre 2020 et avaient pour objectif de régler le contentieux qui dure depuis plus d'une décennie entre les deux pays.
Pour résoudre le litige, le diplomate et médiateur américain Frederic Hof, chargé du dossier entre 2010 et 2012, avait divisé cette zone en deux parties inégales. La "ligne Hof" attribuait au Liban 55 % de la zone contre 45 % à son voisin israélien. Un partage que la partie libanaise, qui s'estime être dans son bon droit en se basant sur les normes internationales reconnues par les Nations unies, s’est abstenue de valider.
Après plusieurs années d'interruption, les discussions redémarrent donc en octobre 2020 au siège de la Force intérimaire de l’ONU à Naqoura, au Liban-Sud, après l'annonce d'un accord-cadre sur le mécanisme des négociations. Mais elles se retrouvent deux mois plus tard dans une nouvelle impasse en raison d'une surenchère de la délégation libanaise, composée d'experts militaires et civils, revendiquant 1 430 km2 supplémentaires au sud, et portant en conséquence le conflit maritime non plus sur 860 km2, mais sur un total de 2 290 km2.
Sauf que cette nouvelle exigence, rejetée en bloc par les Israéliens et basée sur un rapport technique de l’Institut hydrographique du Royaume-Uni datant de 2011 et sur les données du Bureau hydrographique libanais, n'a pas été officialisée par Beyrouth auprès des Nations unies – pourtant le seul moyen pour le Liban de mettre officiellement à jour les droits revendiqués.
Pour ce faire, il aurait fallu amender le décret 6433/2011 définissant la zone économique exclusive sur 22 700 km2 et l’envoyer à l’ONU, pour mettre à jour la revendication libanaise. Ce qui n’a jamais été fait par Beyrouth. Le président Michel Aoun, qui avait dans un premier temps appuyé la surenchère libanaise, a estimé que son amendement pouvait "mettre un terme aux négociations" avec Israël, qui a affirmé, en octobre 2021, être prêt à résoudre son différend avec le Liban tout en refusant que Beyrouth "dicte" les termes des pourparlers.
Depuis, le négociateur en chef de la délégation libanaise, le général Bassam Yassine, à l'origine de la dernière surenchère, a été mis à la retraite.
Les négociations ont failli reprendre cette année, après qu’Israéliens et Libanais se sont déclarés disposés à reprendre les pourparlers indirects, alors que l'émissaire américain Amos Hochstein s'était déplacé dans la région. En vain.
Au terme d’une visite de deux jours à Beyrouth, en février, ce dernier avait appelé les autorités libanaises à adopter une position unifiée afin de pouvoir "aller de l’avant". Il avait notamment balayé d’un revers de la main l’option de la ligne 29, et donc implicitement donné un feu vert aux Israéliens pour exploiter Karish .
"Tout le monde sait (…) que le différend qui dure depuis une décennie concerne la ligne 1 et la ligne 23, et qu’il faut aboutir à une solution qui assure la sécurité stratégique et nationale", avait-il confié à la chaîne libanaise LBCI.
En février 2022, le président libanais a fini par affirmer que la ligne 23 était bel et bien la frontière maritime libanaise, semblant faire marche arrière alors qu’il était l’un de ceux qui appuyaient la position maximaliste de la ligne 29, précise Laury Haytayan. "Le revirement présidentiel est en réalité un signal, un geste de bonne volonté, qui était attendu par le médiateur américain pour lui permettre de faire reprendre les négociations, ajoute-t-elle. Sauf que les négociations sont restées bloquées".
"Il est temps de la trancher !"
Calculs politiques, frictions politiciennes, volonté de montrer patte blanche aux Américains ? Le retard pris pour signer le décret, puis le revirement présidentiel sont restés inexpliqués. Et si à l’époque les polémiques s'étaient multipliées, elles se sont vite dégonflées pour laisser de côté le dossier des hydrocarbures. Et ce, le temps de la longue campagne électorale des législatives, organisée le 15 mai, durant laquelle la classe politique s’est totalement focalisée sur son propre avenir.
"La classe politique libanaise ne pense pas aux intérêts de la population et à la prospérité du pays, elle ne pense qu’à assurer sa propre survie, déplore Laury Haytayan. C’est pour ça qu’elle n’a pas jugé important de régler la question de la frontière maritime, pendant que les Israéliens, eux, appuyaient sur l’accélérateur".
"Il faut voir si l’émissaire américain sera intéressé de venir négocier avec eux, ironise Laury Haytayan. Les dirigeants libanais veulent-il négocier à partir de la ligne 23, alors position officielle de 2011 ou à partir de la ligne 29, une position revendiquée depuis 2020 mais qui n’a jamais été officialisée ?"
La question est capitale. "Et il est temps de la trancher ! Si le Liban veut négocier à partir de la ligne 23, alors le champ de Karish n’est pas dans la zone disputée, comme l’indiquent les Israéliens. Mais si c’est à partir de la ligne 29, alors il y a un problème, puisque Karish se retrouve, en partie, dans la zone disputée", résume Laury Haytayan.
"Les Israéliens sont plus que jamais en position de force"
"Le Liban n’a plus de temps à perdre, il a besoin de reprendre les négociations et d’en finir en aboutissant à un accord qui ne lui soit pas défavorable, poursuit-elle. Pour cela, Beyrouth doit pousser toutes les parties à revenir à la table des négociations, sachant que si aujourd’hui le champ de Karish continue à produire, les Israéliens, qui sont plus que jamais en position de force et n’ont jamais changé de position sur la zone disputée, n’auront aucun intérêt à discuter avec les Libanais".
Pour l’experte, seul un amendement du décret 6433 pourrait mettre la pression sur Energean et sur le gouvernement israélien, pour les forcer à arrêter les travaux dans ce champ.
"Ainsi, les Américains et les Israéliens seront en quelque sorte obligés de revenir négocier afin de signer un accord le plus tôt possible, estime Laury Haytayan. C’est comme ça que les Libanais pourront sauver leur gaz, car tout le secteur est actuellement en danger".
Le conflit frontalier et les tensions permanentes entre l’État hébreu et le Hezbollah, le mouvement politico-militaire chiite qui s’est autoproclamé défenseur des hydrocarbures libanais, font craindre un risque d’escalade dans la région avec l’arrivée de l’unité flottante d’Energean.
Le secrétaire général du parti pro-iranien, Hassan Nasrallah, a menacé à plusieurs reprises Israël de bombarder ses installations en cas de prospections unilatérales dans les blocs contestés, et mis en garde contre toute tentative de normalisation avec l'État hébreu en échange d'un éventuel accord sur la frontière maritime.