Présenté à Cannes dans le cadre de la Semaine de la Critique, le film franco-belge "Dalva" raconte l'histoire d'une jeune fille arrachée à l'emprise de son père abusif et qui doit réapprendre à vivre comme une enfant de son âge. Une plongée psychologique captivante qui explore les questions de l’emprise, du consentement et de la résilience. Entretien.
Une descente de police à son domicile et "Dalva", 12 ans, se retrouve du jour au lendemain placée dans un foyer. Séparée de son père, la jeune fille, qui s'habille et se maquille comme une femme de deux fois son âge, a le sentiment de vivre une injustice. Accompagnée par un éducateur et sa compagne de chambrée, la jeune Dalva va graduellement sortir de l’emprise pour réapprendre à vivre.
Ce pitch est le point de départ du premier long métrage de la réalisatrice belge Emmanuelle Nicot. Sélectionné dans le cadre de la Semaine de la Critique, au 75e Festival de Cannes, "Dalva" est un film coup de poing qui aborde un sujet pour le moins difficile sans aucun pathos, à travers la performance magistrale de la jeune Zelda Samson. Rencontre, sur la Croisette, avec la cinéaste Emmanuelle Nicot.
France 24 : votre film "Dalva" aborde la question du traumatisme causé par l’inceste, un sujet extrêmement difficile : pourquoi avoir choisi ce thème pour un premier long métrage ?
Emmanuelle Nicot : en premier lieu il y a la thématique de l’emprise qui m’est assez personnelle et que j’ai déjà beaucoup explorée dans mes courts métrages. J’ai voulu poursuivre ce travail avec "Dalva".
Pour mon dernier projet, j'avais eu l’occasion de faire une immersion dans un centre d’accueil d’urgence pour adolescents. Là-bas, j’ai rencontré plein d’enfants placés pour cause de maltraitances avérées et qui continuaient à faire bloc avec leurs familles contre la justice. Des enfants qui étaient encore sous emprise de leurs parents parfois des années après leur placement. J’avais travaillé sur l’emprise conjugale et amicale mais je ne m’étais pas rendue compte à quel point celle-ci pouvait être forte dans le contexte familial vis-à-vis d’enfants.
À cela s’est ajoutée une histoire qu’une amie m’a racontée. Son père éducateur est intervenu pour placer une petite fille de six ans qui vivait seule avec son père. Il a découvert une enfant hyper sensuelle, sexuée et érotisée. Cette histoire m’a travaillé, je me suis demandé ce qu’elle serait devenue à l'âge de 12 ans, au moment des premiers émois, de la puberté et c’est comme ça que le film "Dalva" est né.
Le film repose sur le personnage incarné par Zelda Samson et joue sur l’ambiguïté de son âge. Comment avez-vous recruté cette actrice et travaillé sur ce personnage d’enfant-femme ?
J’imaginais une petite fille qui venait d’une classe moyenne voire aisée, très gracieuse, très poupée de porcelaine. J’ai déposé des annonces dans des centres équestres, des écoles de danse classique et de musique. Mais les profils ne correspondaient pas car il n’y avait pas de contrepoint entre la Dalva créée par son père et la Dalva sans lui. Et puis je suis tombée sous le charme de Zelda, une petite fille hyper sauvage, très garçon manqué avec un regard noir, quelque chose d’hyper effronté. Ça a tout de suite fonctionné, ce contraste a immédiatement donné du relief au personnage.
Elle a, à la fois, un visage très poupin et un côté très cinégénique. Son physique change en fonction de la manière dont on la filme, elle peut paraître très femme ou très enfant. Nous avons travaillé sur la façon de se tenir et de marcher avec une coach, ancienne danseuse, qui l’a suivie sur tout le tournage pour corriger ses postures : assise, en train de manger, etc. Il y a eu une grosse recherche aussi sur l’habillage et la coiffure car nous ne voulions pas que "Dalva" soit une Lolita. C’est une jeune fille qui a la grâce d’une dame, donc il fallait absolument éviter de l’érotiser et de la rendre vulgaire. Enfin, nous avons mis en place un accompagnement psychologique pour nous assurer que le tournage se déroule au mieux pour notre jeune actrice.
Ces dernières années, les scandales #MeToo ont suscité une prise de conscience importante sur les violences psychologiques et sexuelles contre les femmes. Sur la question plus spécifique de l’inceste, on a l’impression que les choses bougent plus lentement, quel est votre sentiment ?
J’ai commencé à écrire sur ce thème il y a six ans, à un moment où on parlait vraiment très peu de l’inceste. Puis il y a eu la vague #MeToo au cours de laquelle des affaires d’inceste ont été révélées. Je pense notamment au livre de Camille Kouchner (où l’autrice accuse son beau-père d'inceste sur son frère jumeau à la fin des années 1980, NDLR). Mais la question de l’inceste est plus vite retombée ; elle a été de nouveau étouffée et reste un sujet tabou du fait de l’ampleur de ses répercussions, car dénoncer c’est exploser toute la sphère familiale.
Je considère qu’il y a également un manque de sensibilisation sur ce sujet. À l’occasion du casting, je me suis rendue compte qu’aucun enfant ne connaissait la signification de l’inceste. C’est un mot que l’on n’apprend pas aux enfants alors que ce problème touche en moyenne deux enfants par classe, selon les statistiques. Pour nous, il était hors de question que des enfants passent les essais sans savoir de quoi parle le film.
À chaque fois, j’ai appelé les parents, leur demandant d’aborder le sujet avec leurs enfants pour qu’ils puissent décider de passer ou non le casting en connaissance de cause. Bien sûr, la charge que les enfants mettent dans ce mot n’est pas la même que celle mise par les adultes. Pour eux, l’expérience du film était avant tout un jeu, une première fois et la magie d’un tournage. Le sujet était bien plus difficile à appréhender pour les comédiens adultes comme Alexis Manenti, qui joue l’éducateur.
Pour conclure, vous avez le privilège de voir votre tout premier film sélectionné à Cannes, dans le festival de cinéma le plus prestigieux au monde. Quelle est votre réaction et qu’attendez-vous de cette exposition ?
Je vis cela évidemment très bien ! Je suis très heureuse parce que cette mise en lumière peut donner un gros coup de pouce au film dans une période difficile pour le cinéma, où la fréquentation est en berne. J’ai par ailleurs bien conscience que c’est un film qui aborde, en apparence, un sujet difficile. J’espère que cette exposition donnera envie aux gens de le voir et les poussera à dépasser certaines appréhensions qu’ils peuvent avoir.
"Dalva" parle évidement d’un sujet très grave avec l’impact de l’inceste sur l’enfance. Mais c’est aussi et avant tout un film sur la reconstruction. Pour moi, c’est un film lumineux aussi et solaire, porté par l’énergie de ses jeunes acteurs. J’ai envie que les gens le voient comme un film plein d’espoir.