L’étendue des efforts des groupes prorusses pour répandre la désinformation autour de la guerre en Ukraine est dévoilée dans un rapport de la société de cybersécurité Mandiant, consulté par France 24. Mais le conflit a aussi été récupéré par des cyberagents chinois et iraniens.
Un faux Zelensky qui apparaît en vidéo pour affirmer que l’Ukraine se rend, des rumeurs propagées laissant entendre que des Polonais prélèvent des organes sur des réfugiés ukrainiens pour les revendre, ou encore un journaliste russe inventé de toutes pièces qui affirme sur Twitter qu’Israël a toujours soutenu l’Ukraine pour nuire à la Russie.
L’ampleur et la diversité des campagnes de désinformation et d’influence en ligne autour de la guerre en Ukraine est illustrée dans un rapport de Mandiant – l’une des principales entreprises américaines de cybersécurité – que France 24 a pu consulter jeudi 19 mai. Si les efforts de hackers pro-Kiev ont déjà été largement commentés, les observateurs commencent tout juste à avoir une idée de l'étendue des opérations menées par le camp pro-Moscou.
Faux suicides et trafic d’organes bidon
Depuis le début de la guerre et la célèbre fausse vidéo de Volodymyr Zelensky en train d'annoncer la capitulation de l'Ukraine, les opérations de désinformation se sont multipliées.
À cet égard, le rapport de Mandiant permet de lever le voile sur une série de campagnes russes en ligne qui n’avaient pas jusqu’à présent été repérées ou attribuées. C’est notamment le cas de "Secondary Infektion", une vaste opération russe de manipulation de l’information, certes connue depuis 2014, mais qui a multiplié les initiatives anti-ukrainiennes depuis le début de la guerre.
Ainsi, en mars, ces pros de la désinformation ont "fait circuler la rumeur sur Internet que [le président ukrainien] Volodymyr Zelensky s’était suicidé dans un bunker, accablé par les nombreuses défaites militaires ukrainiennes", écrivent les experts de Mandiant. Toute ressemblance avec le sort d’un certain dirigeant nazi du IIIe Reich à la fin de la Seconde Guerre mondiale n’est probablement pas fortuite. La propagande russe ayant depuis le début du conflit tenté de dépeindre le président ukrainien comme un Adolf Hitler moderne…
"Secondary Infektion" est aussi responsable d’une autre "fake news" ayant largement circulé sur les réseaux sociaux en avril selon laquelle le régiment Azov chercherait à "se venger" de Volodymyr Zelensky – probablement en l'éliminant –, accusé de les avoir abandonnés à Marioupol. Une manière de saper l'autorité du président ukrainien sur l'un de ses plus célèbres bataillons.
Le rapport de Mandiant dévoile aussi à quel point les alliés de la Russie ont participé à cet effort de guerre de l’information. Ainsi, les Biélorusses de Ghostwriter ont fabriqué de toutes pièces des documents administratifs propagés sur Internet pour nourrir une théorie du complot selon laquelle "un gang de criminels polonais – ayant des liens avec 'des responsables haut placés dans l’appareil d’État' – prélèverait des organes sur des réfugiés ukrainiens pour les vendre à une riche clientèle européenne", écrivent les auteurs du rapport.
Ces quelques exemples illustrent les deux principaux axes d’attaque de ces cyberagents : semer la confusion dans les rangs de l’ennemi (en faisant croire que Zelensky est mort, par exemple) et affaiblir les relations que l’Ukraine peut avoir avec ses voisins européens.
Ghostwriter n’en est d’ailleurs pas à sa première opération du genre. Ces apôtres de la discorde en ligne ont toujours été des spécialistes pour tenter de semer la zizanie au sein des pays occidentaux. "Jusqu’en 2020, cette opération visait surtout à affaiblir le soutien à l’Otan des populations en Lettonie, Lituanie et Pologne", écrivait Mandiant dans un rapport publié en 2021.
Le retour de "l’usine à trolls" russe
Ils ont simplement adapté leur modus operandi à la nouvelle réalité de la guerre. Et c’est d’ailleurs une constatation plus générale faite par les experts de Mandiant. "Chaque groupe prorusse met son savoir-faire spécifique développé au fil des ans à profit dans cette guerre de l’information", souligne Alden Wahlstrom, analyste chez Mandiant et coauteur de leur rapport.
Ainsi, le groupe APT28, qui avait été accusé de s’être introduit en 2016 dans les serveurs du Parti démocrate américain avant l’élection présidentielle, est soupçonné de chercher à mettre la main sur des informations pouvant nuire à l’Ukraine.
Ce conflit semble même marquer le grand retour de l’Internet Research Agency (IRA), la célèbre "usine à trolls" de Saint-Pétersbourg qui était devenue synonyme de "fake news" à l’époque de la présidentielle américaine de 2016. "Un nouveau groupe Telegram – baptisé 'Cyber Front Z' – a été créé au début de la guerre en Ukraine dans le but d’organiser la propagation des contenus prorusses. Les médias ukrainiens affirment qu’il est géré par l’IRA, et même si nous n’avons pas pu le confirmer indépendamment, l’activité observée dans ce salon de discussion correspond aux pratiques de l’IRA", explique Alden Wahlstrom.
Les cyberpropagandistes et autres hackers russes ainsi que leurs alliés directs en Biélorussie ne sont pas les seuls à être obnubilés par la guerre en Ukraine. Des groupes d’autres pays "amis" de Moscou – surtout la Chine et l’Iran – ont aussi sauté sur cette occasion, mais pas forcément pour relayer la propagande "made in Russia". "Ils agissent par opportunisme et développent des récits propres à servir leurs intérêts nationaux", résume Alice Revelli, analyste chez Mandiant et coauteure de l’étude.
Opportunisme à Pékin et Téhéran
Dragonbridge, un groupe chinois qui dirige une armée de milliers de faux comptes sur les réseaux sociaux, est devenu l’un des principaux promoteurs sur Internet de la thèse farfelue selon laquelle les États-Unis développent en secret des armes biologiques dans des laboratoires situés en Ukraine.
Toujours prompt à dépeindre les États-Unis en grand méchant de l’ordre international, ce même groupe propage des messages suggérant que Washington à "attisé les braises du conflit dans l’espoir qu’une guerre leur permettrait de vendre davantage d’armes à l’Ukraine", notent les auteurs du rapport de Mandiant.
Des groupes iraniens profitent aussi de ce conflit pour développer des récits anti-américains… mais pas seulement. C’est une occasion pour eux de louer la politique nucléaire de Téhéran car ils assurent que "si l’Ukraine n’avait pas abandonné son arsenal nucléaire, le pays n’aurait pas été attaqué", rapportent les analystes de Mandiant.
Des hackers pro-Téhéran ont même créé un compte de faux journaliste russe sur Twitter, appelé Fyodor Lukyanov, afin de lui faire écrire qu’Israël est un important soutien de l’Ukraine. Cette campagne d’influence, baptisée "Roaming Mayfly" par Mandiant, "vise délibérément l’opinion publique russe afin d’essayer de créer des tensions entre la Russie et Israël", notent les experts de Mandiant.
Il est difficile de savoir si ces opérations ont été efficaces. Après tout, le moral de l’armée ukrainienne semble être plutôt élevé, et les Occidentaux apparaissent unis dans leur soutien à Kiev.
Mais, au minimum, "ces campagnes ont créé un chaos informationnel qui rend plus difficile de distinguer le vrai du faux, et c’est déjà un accomplissement", assure Alden Wahlstrom. Et puis c’est aussi un gigantesque terrain d’expérimentation des méthodes de désinformation en temps de guerre. "Tous ces groupes regardent ce que font les uns et les autres durant ce conflit, afin d’en retenir quelque chose pour le futur", estime l’analyste de Mandiant. En espérant être plus efficaces lors du prochain conflit.