logo

Splendeur et chute d’une dynastie politique dans un Sri Lanka à genoux

À l’apogée de leur pouvoir, les membres de la famille Rajapaksa occupaient tous les postes clé au Sri Lanka : président, Premier ministre, ministres des Finances et de l’Intérieur. Mais au moment où le clan semblait invincible, une crise économique, qu’il a lui-même provoqué, l’a conduit à sa perte. Cela signifie-t-il pour autant la fin de la dynastie politique la plus puissance d’Asie du Sud-Est ?

Le Sri Lanka au bord du chaos : des manifestations pacifiques contre le gouvernement ont basculé cette semaine dans la violence alors que de nombreux symboles du pouvoir de la famille Rajapaksa, aux manettes depuis près de 20 ans, ont été pris pour cible.

Le 9 mai, une foule en colère s’est notamment abattue sur la résidence du Premier ministre à Colombo, conduisant l’armée à mener, avant l’aube, une opération de sauvetage de Mahinda Rajapaksa et de sa famille. Le Premier ministre avait déjà remis une lettre de démission à son frère cadet, le président, ouvrant la voie à un nouveau "gouvernement d’union nationale". 

Au même moment, dans la province d’Hambantota, des manifestants ont attaqué le Musée Rajapaksa, situé dans le village familial ancestral de Medamulana. Deux statues de cire représentant les parents Rajapkasa ont été détruites ainsi que des bâtiments et la maison familiale située à proximité du musée. 

Une situation inimaginable, il y a à peine deux ans. Le 12 août 2020, une extraordinaire démonstration de force du clan Rajapaksa se déroulait au Temple de la Dent, l’un des sites bouddhistes les plus vénérés du Sri Lanka, situé dans la ville de Kandy, l’ancienne capitale politique des rois de l’île. 

Élu président au mois de novembre 2019, Gotabaya Rajapaksa venait de remporter une victoire écrasante aux élections législatives et prêtait serment avec un cabinet composé de deux de ses frères et deux neveux. 

Prêter serment lors d’une cérémonie religieuse était une tradition familiale chez les Rajapaksa, une manière de symboliser leur ancrage dans ce nationalisme bouddhiste cinghalais qui nourrit leur pouvoir. Alors que la fortune du clan n’a cessé de croître ces dernières années, ces cérémonies politico-religieuses se sont multipliées sur les sites sacrés. Fonctionnaires, diplomates et journalistes se sont consciencieusement rendus à chaque investiture d’un Rajapaksa à un nouveau ministère.

La concentration des pouvoirs et la mauvaise gestion, en revanche, n’avaient eux rien de sacré. Lors de la prise de fonction de son nouveau cabinet, le président s’est ainsi octroyé le portefeuille de la Défense, en contradiction avec la Constitution qui empêche le chef de l’État d’occuper un poste ministériel. Son frère, le puissant Mahinda Rajapaksa, est devenu non seulement Premier ministre mais aussi ministre des Finances, de l’Urbanisme et des Affaires bouddhistes.

Le président a également nommé son frère aîné, Chamal Rajapaksa, ministre de l’Irrigation, de la Sécurité, de l’Intérieur et de la Gestion des catastrophes. Son fils Sashindra a, lui, reçu un poste de secrétaire d’État à l’agriculture. Quant au fils du Premier ministre, il a hérité du portefeuille de la Jeunesse et des sports. 

À leur apogée, les Rajapaksa semblaient invincibles. Le clan pouvait signer à tour de bras des méga contrats d’infrastructures, amasser des fortunes et réprimer les minorités et les journalistes sans jamais avoir à rendre de compte. 

Pendant de nombreuses années, les défenseurs des droits humains ont dénoncé la répression, les massacres, la corruption et le népotisme de la dynastie politique la plus puissante d’Asie du Sud-Est. Mais leurs appels sont restés lettres mortes auprès d’un électorat prêt à fermer les yeux sur ces coups portés aux libertés publiques, séduit par le culte de dirigeants forts préférant l’action au compromis. 

Aujourd’hui, la chute est d’autant plus vertigineuse pour cette famille qui détenait, depuis l’époque de la colonisation, une emprise quasi féodale sur le pays.

Le père de l’actuel président, D. A. Rajapaksa, était un parlementaire représentant le district d’Hambantota. Mais c’est son second fils, Mahinda, qui a catapulté le clan vers les sommets en quittant ses habits de leader de l’opposition pour enfiler le costume de Premier ministre en 2004. 

Frères d’armes 

Un an plus tard, Mahinda remportait l’élection présidentielle d’une courte tête lors d’un scrutin marqué de violences et un appel au boycott lancé par la minorité tamoule du nord de l’île. Une première victoire pour Mahinda dans la guerre sanglante qui l’opposait au mouvement séparatiste des Tigres de libération de l'Eelam tamoul (LTTE). 

Le président Mahinda commence alors à mettre place un mode de gouvernance au service de la prospérité de la famille Rajapaksa, lui faisant gagner le surnom de "chef du clan". 

Selon ses biographes, le président Mahinda aurait tapé sur l’épaule de son jeune frère Gotabaya, un ancien officier de l’armée, pour lui annoncer qu’il allait devenir le prochain ministre de la Défense. Bientôt allait pouvoir débuter une guerre sans merci pour "en finir" avec les Tigres tamouls, comme il l’avait promis à son électorat. 

Les Tigres tamouls avaient pourtant abandonné l’idée de créer un état indépendant. Ils demandaient plus d’autonomie dans le cadre d’un accord de cessez-le-feu signé sous l’égide de la Norvège. Cette trêve devait paver la voie à un accord de paix et mettre fin à deux décennies d’une guerre civile brutale dans laquelle des dizaines de milliers de personnes ont perdu la vie.

Les frères Rajapaksa, au contraire, ont élaboré une opération militaire pour anéantir les Tigres tamouls, avec l’appui d’une large part de l’opinion publique. En revanche, pour la minorité tamoule a débuté une période de violences dirigées contre les civils, suscitant la condamnation de l’ONU et des organisations internationales de défense des droits humains. 

Gotabaya est notamment soupçonné d’être impliqué dans l’épisode tristement célèbre du Drapeau Blanc, en 2009, lorsque des membres des Tigres tamouls et leurs familles ont accepté de se rendre aux autorités sri-lankaises, pour finalement être massacrés. Les frères Rajapaksa ont toujours nié leur responsabilité dans ces événements ainsi que dans les nombreuses disparitions de civils qui ont marqué ces années noires. 

Le piège de la dette chinoise 

Cette ligne sécuritaire extrêmement dure a fait grimper en flèche la popularité de Gotabaya lors de la dernière élection présidentielle, tout comme elle a permis à son frère, plus expérimenté politiquement, de rafler la mise lors des élections législatives l’année suivante. Mais ce ne sont pas les questions sécuritaires mais bien économiques qui ont conduit le clan Rajapaksa à sa perte.  

À court de devises étrangères et confronté à une pénurie d’essence, des coupures de courant et une inflation galopante, le vent a fini par tourner pour le clan Rajapaksa, alors que la population tentait de survivre au désastre que son gouvernement avait créé.

Horrifiés par les violations flagrantes des droits de l'Homme au Sri Lanka, les gouvernements occidentaux ont commencé à réduire leurs aides financières. Privé de cette manne, le gouvernement a massivement contracté des emprunts bancaires pour financer le budget de l’État. 

Les Rajapaksa ont également accentué leur dépendance vis-à-vis des investissements chinois, tombant dans le piège de la dette. Symbole de ces méga projets à l’utilité douteuse : le gigantesque port construit dans la ville natale de la famille à Hambantota, financé par des emprunts contractés auprès de banques chinoises à des taux d’intérêt mirobolants pour un projet non viable économiquement.

Alors que la dette du pays explosait, les Rajapaksa ont ignoré les appels du FMI à une restructuration de la dette, promettant que le Sri Lanka serait en mesure de satisfaire ses créanciers. Pendant ce temps, Basil Rajapaksa, nommé ministre des Finances depuis 2020 en dépit de soupçons de corruption, a hérité du surnom de "Monsieur 10 %", en référence à des accusations de détournement de fonds publics. 

Quant à son neveu, le fils de Chamal Rajapaksa, Sahindra, il a été à l’origine d’un décret désastreux interdisant l’importation d'engrais chimiques, qui a frappé de plein fouet le secteur agricole, vital pour l’économie du pays.  Avec la chute des revenus touristiques liés à la pandémie de Covid-19, les Sri Lankais ont commencé à perdre confiance dans la famille régnante. 

Au lendemain des violences entre partisans et opposants au président, Namal, le fils de Mahinda, a reconnu que la famille traversait "une mauvaise passe".

Cependant, d'aucuns refusent de tirer un trait sur les Rajapaksa. "C’est un nom qui a encore des soutiens parmi l’ethnie cinghalaise [Relatif aux habitants de Ceylan, aujourd'hui Sri Lanka, NDLR]", explique à l’AFP Akhil Bery de l’Asia Society Policy Institute. "Bien que cette situation relève en grande partie de la responsabilité des Rajapaksa, leurs successeurs vont devoir hériter de ce désordre, laissant aux Rajapaksa un espace politique à occuper"

Article traduit de l'anglais par Grégoire Sauvage. L'original est à retrouver ici.