Le ministre russe de la Défense, Sergueï Choïgou, et le chef d’état-major des armées sont devenus, depuis le début de l’invasion de l’Ukraine, des pièces centrales du drame mis en scène par Vladimir Poutine.
Quand Vladimir Poutine n’est pas seul face à l’écran, ils sont presque systématiquement là. Depuis le début de l’invasion en Ukraine, le ministre de la Défense, Sergueï Choïgou, et le chef d’état-major des armées, Valeri Guerassimov, sont devenus les visages de la guerre.
Ces deux proches du maître du Kremlin jouaient, par exemple, les faire-valoir militaires de Vladimir Poutine lorsque ce dernier a annoncé à la télévision, le 28 février, avoir mis la puissance nucléaire russe en alerte.
Pas surprenant que le Kremlin ait décidé de mettre Sergeï Choïgou et Valeri Guerassimov sur le devant de la scène. Aux yeux du président russe, ils sont les artisans de la campagne victorieuse d’annexion de la Crimée en 2014, de la stratégie militaire russe en Syrie, et du soutien des rebelles prorusses de la région du Donbass.
Ils sont aussi perçus comme faisant partie des plus fidèles parmi les fidèles de Vladimir Poutine et semblent évoluer en permanence en binôme. Ils ont, en effet, été nommés tous les deux en 2012 à quelques semaines d’intervalle à leur poste respectif, et selon un adage, Sergueï Choïgou restera en poste aussi longtemps que Valeri Guerassimov demeurera chef d’état-major et vice-versa.
Pourtant, ces deux hommes placés en première ligne pour mettre en œuvre la volonté du président russe en Ukraine ont des parcours et des profils très différents.
Il est l’éternel dauphin. Sergueï Choïgou est l’un des rares membres du premier cercle du pouvoir a avoir eu autant d'influence sous Boris Eltsine, à la fin des années 1990, que sous Vladimir Poutine.
Cet apparatchik a commencé sa carrière politique à la fin de l’ère soviétique, pour devenir, en 2012, un ministre de la Défense sans expérience militaire. Une particularité qui n’est pas rare sous Vladimir Poutine, soucieux d'écarter les gradés à ce poste. Mais Sergueï Choïgou n’a pas non plus l'expérience des services secrets, ce qui est beaucoup moins fréquent parmi les proches de Poutine.
Sa grande qualité est qu’il est “un serviteur pour les tsars et un père pour les soldats”, écrit le quotidien russe Moscow Times, paraphrasant le célèbre poème "Borodino", de Mikhaïl Lermontov, à la gloire de l’héroïsme de l’armée russe. Moins lyrique, Sergueï Konvis, un politicien de la région de Touva, en Sibérie, d’où Sergueï Choïgou est originaire, décrit le ministre de la Défense comme un “parfait caméléon”, capable de se transformer à volonté pour se plier au bon plaisir des dirigeants.
Ainsi, sous Boris Eltsine, il s’est fait connaître au poste de ministre des Situations d’urgence. Au tournant du XXIe siècle, cet organisme était devenu un véritable petit État dans l’État, avec plus de 350 000 hommes et même une police spécifique prête à se déployer au moindre incendie sur le sol russe. Un ministre très actif qui ne manquait pas de se déplacer sur les lieux d’un drame, ce qui lui a valu une forte popularité… et le titre de dauphin de Boris Eltsine.
Mais c’est Vladimir Poutine qui a pris le pouvoir en 2002. Sergueï Choïgou n’a pas eu l’air d’en prendre ombrage et s’est immédiatement mis au service du nouvel homme fort du Kremlin. Il a notamment dirigé le parti Russie unie, à la solde de Vladimir Poutine, afin de cimenter l’emprise du président sur le jeu politique russe.
Sergueï Choïgou a aussi invité plusieurs fois Vladimir Poutine dans sa maison à Touva, où il a organisé de très médiatiques parties de pêche.
Il n’est cependant pas qu’un courtisan hors pair. Sergueï Choïgou est décrit comme le responsable d’une vaste modernisation de l’armée russe, souligne le Guardian britannique. C’est aussi lui qui, en tant que ministre de la Défense, a supervisé le très redouté GRU - le service de renseignement militaire russe - qui est soupçonné d’avoir multiplié, dans les années 2010, les opérations d’assassinat en Europe. À commencer par la tentative d’empoisonnement à Salisburry (Angleterre) de l’ex-agent double Sergueï Skripal en 2018…
L’actuel chef d’état-major des armées est un mythe. Non pas que Valeri Guerassimov n’existe pas. Ce militaire de carrière né en 1955 à Kazan - l’une des villes les plus peuplées de Russie après Moscou - a bel et bien servi dans les divisions blindées de l’armée rouge sur tout le territoire de l’ex-Union soviétique.
Valeri Guerassimov a également été l’un des commandants de l’armée du Caucase du Nord durant la seconde guerre de Tchétchénie (1999-2009). À cette occasion, il s’est attiré les louanges de la célèbre journaliste et critique du pouvoir russe Anna Politkovskaïa - assassinée en 2006 - qui a dit de lui qu’il était l’exemple “d’un homme qui a su préserver son honneur d’officier” durant cette guerre, a raconté la BBC en 2012. Son fait d’armes : avoir fait arrêter et condamner un soldat russe accusé d’avoir brutalisé et assassiné une jeune tchétchène durant le conflit.
Et il ne fait nul doute que c’est ce général, décrit par Sergueï Choïgou comme un “militaire de la tête à la pointe des pieds”, qui est le chef d’état-major de toutes les armées russes depuis 2012. C’est lui qui a mené les opérations en Ukraine en 2014, en Syrie et aujourd’hui de nouveau en Ukraine.
Mais sa renommée internationale repose sur un mythe, ou plus exactement un malentendu. Valeri Guerassimov est considéré comme le père d'une doctrine militaire qui, en réalité, n'existe pas ou a été mal comprise. C'est lui qui serait l'inventeur de la “guerre hybride” russe, celle qui mélange le recours aux armes conventionnelles à des méthodes non-militaires - comme la désinformation, ou les cyberattaques - pour préparer le terrain aux soldats. Il existe même une “doctrine Guerassimov” pour désigner cette approche militaire.
Sauf que l’inventeur de ce terme, le spécialiste britannique des questions militaires russes Mark Galeotti, a maintes fois tenté de rectifier le tir, assurant qu’il n’existait pas de telle doctrine officielle en Russie. Et que Valeri Guerassimov n'a, de toute façon, rien d'un théoricien de la guerre.
Tout vient à l’origine d’un discours prononcé par ce dernier en 2013, dans lequel il assure que la “frontière entre les temps de guerre et de paix était devenue de plus en plus floue” et que les “moyens non-militaires pour atteindre des objectifs stratégiques avaient gagné en importance”.
Un discours qui, après l’annexion de la Crimée où de tels moyens non-conventionnels (propagande pro-russe en Ukraine, création d’incidents pour justifier des buts de guerre) ont été appliqués, a paru prophétique aux observateurs.
La “doctrine Guerassimov” venait alors de gagner ses lettres de noblesse et le discours du chef d’état-major était étudié de très près à Washington, raconte le Financial Times. Sauf que l’analyse de Valeri Guerassimov “ne décrivait pas comment l’armée russe devait agir, mais comment ce militaire pensait que l’Occident opérait”, souligne Ruslan Pukhov, directeur du Centre russe d'analyse des stratégies et des technologies, interrogé par le Financial Times. En clair, Valeri Guerassimov pensait que cette “guerre hybride” était ce que les États-Unis avaient utilisé pour fomenter les printemps arabes et que Washington cherchait à la mettre en pratique contre le pouvoir en place à Moscou.
Ce militaire n’était donc pas le visionnaire et grand stratège que l’Occident redoutait. “Malheureusement, comme le monstre échappé d’un film d’horreur, cette idée d’une doctrine de ‘guerre hybride’ a pris corps dans les cercles d’analystes à Washington et des réflexions entières ont été menées dans lesquelles la ‘doctrine Guerassimov’ fait figure de pièce centrale de ‘théorie du chaos’, selon laquelle la Russie cherchait à semer le désordre mondial”, souligne Michael Kofman, l’un des plus grands spécialistes américains de l’armée russe. Valeri Guerassimov et sa mythique doctrine incarnait le retour du grand méchant russe, “alors qu’il ne l’avait probablement même pas écrit lui-même ce fichu discours”, conclut Mark Galeotti.