Lancée en 2014, la construction d’une autoroute destinée à désenclaver cette nation des Balkans, s'achève avec plus de deux ans de retard. Le coût environnemental est très lourd et ce projet pharaonique de plus d’un milliard de dollars, financé par une banque chinoise, a dangereusement creusé la dette de ce pays de 600 000 habitants. Il est réalisé en partie par une entreprise locale proche du pouvoir et pour l’autre par des entreprises chinoises. Le contrat prévoit notamment un renoncement de souveraineté sur certaines parties du territoire en cas de défaut de paiement. Un poids sur les épaules du nouveau gouvernement, qui s'ajoute aux forts soupçons de corruption autour du chantier. Enquête.
Un axe reliant la mer Adriatique à la frontière serbe permettrait de fluidifier les échanges commerciaux et de désenclaver le Nord montagneux du pays, partie délaissée par le développement économique lié au tourisme dont profite la côte. Autre avantage : faire reculer l’insécurité routière, les accidents mortels étant nombreux, notamment sur la route escarpée entre la capitale Podgorica et la région de Kolasin, plus au nord.
Loin des 165 kilomètres pour aller du Nord au Sud, c’est donc cette portion, d’une quarantaine de kilomètres, au cœur du pays, comprenant 17 tunnels et 30 ponts, qui a été construite en priorité. Mais à quel prix ? Celui de l’endettement faramineux du pays, de la pollution de rivières classées et de la corruption galopante autour du projet.
Pour étudier la faisabilité du projet d’autoroute nord-sud, l’état monténégrin s’est d’abord tourné vers des cabinets français et américano-britannique (mandaté par la Banque européenne d’Investissement). Verdict ? Selon cette dernière, le projet ne sera pas rentable et devrait peser lourdement sur les finances du pays. De quoi refroidir les établissements financiers occidentaux.
Premier casse-tête pour le pouvoir monténégrin resté fidèle à son objectif : trouver les centaines de millions nécessaires à la construction de la première portion. Il se tourne alors vers la Chine. En plein déploiement de ses Nouvelles Routes de la Soie, Pékin va répondre favorablement.
Deux contrats sont signés en février 2014 : le premier avec la China Road and Bridge Corporation (CRBC) pour la construction de l’autoroute.
Le second avec la banque chinoise Exim Bank, qui prête au Monténégro 800 millions d’euros pour financer ce projet.
La banque accorde six ans de grâce au pays avant de commencer à rembourser. Des conditions qui peuvent paraître avantageuses. Mais de nombreux analystes alertent rapidement sur le poids de cette somme sur la dette du pays. Le prêt chinois représente désormais un cinquième de cette dette qui a dépassé les 100 % du PIB en 2020 (la chute du tourisme due au Covid-19 a plombé l’économie locale).
Le Monténégro est-il tombé dans le piège de la dette chinoise ? Les détracteurs de la politique de Pékin voit dans ce type d’investissement une manière d’étendre son influence géopolitique et économique. D’autant qu’une clause du contrat de prêt peut susciter des interrogations. L’article 8.1 induit que le Monténégro pourrait renoncer à sa souveraineté sur certaines parties de son territoire en cas de défaut de paiement. A cela s’ajoute que tout contentieux lié au prêt sera réglé devant une cour arbitrale chinoise. Sans aucune preuve, de nombreux médias ont prêté à Pékin la volonté de faire main basse sur le port de Bar, située sur l’Adriatique.
À la tête du gouvernement depuis décembre 2020, une coalition hétéroclite allant des Verts à l’extrême-droite pro-serbe, Zdravko Krivokapic a donc hérité d’une situation financière laissé par le DPS, le Parti Démocratique des socialistes du président Dukanovic, jusque-là hégémonique dans le pays depuis près de trente ans.
Le nouveau Premier ministre critique les choix faits par l’ancienne majorité. Mais il se montre plutôt optimiste sur les possibilités du Monténégro d’honorer sa dette envers la Chine. Et il pense que "d’un point de vue financier, nous sommes convaincus que le chapitre 8 [sur l’abandon de souveraineté en cas de défaut de paiement] ne sera jamais activé".
Un premier versement de 27,8 millions d’euros a été fait en juillet 2021. Quelques jours auparavant, le Monténégro avait réussi à restructurer son prêt auprès de banques française et américaine, faisant ainsi passer le taux d’intérêt de 2 à 0,88 %. L’indexation est également passé du dollar à l’euro. Des opérations qui devraient faire gagner 8 millions d’euros par an au pays.
Accusations de corruption
Près d’un milliard d’euros a déjà été dépensé pour la construction de l’autoroute. Mais il est difficile de tracer l’utilisation de cet argent. La plupart des documents liés au chantier sont classés confidentiels depuis le départ. De quoi alimenter les soupçons de corruption. Notamment concernant les sous-traitants locaux travaillant sur le chantier. Dans le contrat passé en 2014 entre le Monténégro et la CRBC, il est prévu que 30 % des travaux seront confiés à des entreprises nationales. Le seuil a été largement dépassé d’après l’ONG de lutte contre la corruption MANS. Une société en a particulièrement profité : Bemax, qui a récupéré 240 millions d’euros pour sa participation à la construction de l’autoroute. Née en 2007 au lendemain de l’indépendance du Monténégro, elle est devenue en quelques années la plus grosse entreprise de BTP du pays, raflant quasiment tous les grands contrats passés avec l’état.
L’ancien ministre des Transports, Ivan Brajovic, qui avait signé le contrat avec la CRBC en 2014, déclare que les sous-traitants ont été choisis par la compagnie chinoise sur proposition du gouvernement. Mais aucun appel d’offres n’a eu lieu et les histoires autour de l’origine de Bemax alimentent les suspicions de collusion entre l’ancien gouvernement et Bemax. Si Veselin Kovacevic est le propriétaire officiel de Bemax, il a reconnu en novembre dernier que Ranko Ubovic en était le "propriétaire officieux", comme les médias locaux le soupçonnaient depuis de nombreuses années.
Ubovic était le patron du Gran Café, un établissement de Podgorica où se réunissaient régulièrement le président Milo Djukanovic (mise en cause récemment par les Pandora Papers et son entourage, jusqu’à ce qu’une bombe fasse exploser l’endroit en 2015.
Bemax a également bénéficié de l’oubli du financement du raccordement de l’autoroute à la capitale Podgorica, dans le contrat initial du chantier. L’entreprise a hérité de ce contrat supplémentaire en 2019 pour une trentaine de millions d’euros.
Autre objet de suspicion : la loi votée en 2014 par l’ancien gouvernement en amont de la signature du contrat. Elle prévoyait notamment des exonérations de TVA, de charges sociales ou encore de taxes sur les carburants pour la CRBC et tous les sous-traitants, dont Bemax. Aucun contrôle public n’a ensuite eu lieu pour savoir si ces exonérations et les matériaux détaxés étaient utilisés à bon escient.
"Je pense que la seule motivation pour faire une loi spéciale sur l’autoroute était que si un jour, quelqu’un regarde ce qui ne va pas, alors les gens qui ont voté pour cela, ou ceux qui était ministre des Transports ou Premier ministre, pourront dire : 'Nous avons fait exactement ce que la loi nous autorisait'", déclare Dritan Abazovic, vice-Premier ministre chargé de la lutte contre la corruption.
Une pollution passée sous silence
À Matesevo, village où se termine la portion d’autoroute, des montagnes de gravats issus de l’extraction des tunnels avaient été déversées sur des propriétés privés sans autorisation et directement dans la rivière Tara. Le tracé de ce cours d’eau a également été détourné pour pouvoir construire un pont directement dans son lit. Les défenseurs locaux de l’environnement, comme l’ONG Green Home, s’en sont alarmés, tout comme l’Unesco, qui a fait rentrer la rivière Tara dans son patrimoine en 1976.
Le pouvoir monténégrin a longtemps rejeté la responsabilité de cette pollution sur l’entreprise chinoise CRBC. Mais alors même que le pays est le premier au monde à avoir inscrit la protection de l’environnement dans sa constitution de 1992, il semble que les autorités ont laissé faire.
"90 % de la population de la rivière a été détruite à cause du chantier. Pendant ces travaux, pendant deux ans, il y avait de la boue dans la rivière, ce qui a tout tué. Les ouvriers nettoyaient leurs machines dans la rivière. Les poissons ne pouvaient pas survivre. Sur dix kilomètres de long, la rivière était vide", déplore Mile Lazarevic, président du club de pêcheurs à la mouche Maniro.
Après le changement de gouvernement en 2020, de nombreux documents ont été rendus publics, montrant que Podgorica était informé de la situation sur la rivière Tara par les ingénieurs chargés de contrôler le chantier. Gravats déversés, bétonnières nettoyées dans l’eau de la rivière, ciment menaçant toute vie animale… Des faits passés sous silence.