Lors du déplacement d'Emmanuel Macron, les Polynésiens attendent des annonces sur la question sensible des essais nucléaires menés par la France dans l'archipel, de 1966 à 1996. Nombre d'entre eux estiment que ces essais ont provoqué une hausse des cancers dans la population et réclament reconnaissance et indemnisations.
Pour la première fois depuis le début de son mandat, Emmanuel Macron se rend en Polynésie française. Le président, qui avait dû reporter une visite prévue en 2020 en raison de l'épidémie de Covid-19, est arrivé à Tahiti samedi 24 juillet, dans la soirée (dimanche matin à Paris), pour un séjour de quatre jours.
S'il a d'emblée exhorté la population à se faire vacciner contre le Covid-19, le président français est surtout attendu sur l'épineuse question des conséquences des 193 essais nucléaires français menés de 1966 à 1996 sur les atolls de Mururoa et Fangataufa. Les victimes espèrent un geste d'Emmanuel Macron, alors que nombre d'entre elles ont développé des cancers après ces essais et peinent à être indemnisées.
En Polynésie, plusieurs organismes politiques et associatifs alertent depuis des années sur les effets à long terme des radiations. "Ce pays a tellement souffert dans sa chair de ces essais nucléaires et continue à souffrir. Quand on voit qu'aujourd'hui, des éminentes matières grises scientifiques prédisent que les maladies radio-induites ont un effet transgénérationnel, on se pose la question de ce qu'on va léguer à nos enfants demain", a souligné, le week-end dernier sur Outre-Mer La 1ère, Antony Géros, vice-président du parti indépendantiste Tavini huiraatira, engagé pour la reconnaissance de ces victimes.
Samedi 17 juillet, plusieurs milliers de personnes ont manifesté à Papeete, à Tahiti, pour rendre hommage aux victimes de l'un des essais les plus polluants. Baptisé Centaure, celui-ci avait été mené à cette même date, en 1974, à Moruroa. Une autre manifestation a eu lieu le 2 juillet, date anniversaire du premier tir de cette longue série d'essais nucléaires.
Ces marches sont d'autant plus symboliques pour les habitants que de nouvelles révélations sur ces tirs nucléaires ont vu le jour ces derniers mois. Une enquête, intitulée "Toxique" et réalisée par le média d'investigation Disclose, affirme que la population a été exposée à des doses de radioactivité supérieures à celles annoncées officiellement et que l'État français n'a ni alerté ni protégé la population. Selon cette enquête, après l'essai Centaure, "environ 110 000 personnes ont été dangereusement exposées à la radioactivité, soit la quasi-totalité de la population des archipels à l’époque".
Des essais d'abord atmosphériques
Entre 1966 et 1974, les essais ont d'abord été effectués dans l'atmosphère, ce qui a provoqué des retombées nocives. "Il y avait une pression internationale pour arrêter ces essais aériens et les faire passer en souterrain, mais la France n'a pas cédé et a caché l'ampleur des retombées pour limiter l'impact de la pression internationale", résume à France 24 Sébastien Philippe, enseignant-chercheur et coauteur de l'enquête et du livre "Toxique. Enquête sur les essais nucléaires français en Polynésie" (Puf, 2021).
À partir de 1975, la France a ensuite abandonné les essais aériens et réalisé des essais souterrains. Si "cette période est encore très peu documentée", selon Sébastien Philippe, le chercheur estime que l'impact a été davantage environnemental qu'humain. "Les atolls ont été défigurés. Ces essais souterrains ont provoqué des effondrements, des fractures de roches et des centaines de kilos de produits de fission et de plutonium restent emprisonnés. La faune et la flore ont été durement affectés", détaille ce spécialiste membre du programme Science and Global Security de l’université de Princeton et chercheur associé au programme Nuclear Knowledges de Sciences Po Paris.
Ces révélations ont eu un écho retentissant en Polynésie française, poussant le gouvernement à organiser début juillet une table ronde avec des représentants des ministères de la Défense, de la Santé et des Outre-mer et une délégation polynésienne. "Il n'y a pas eu de mensonge d'État", avait alors lancé Geneviève Darrieussecq, ministre déléguée chargée de la Mémoire et des Anciens Combattants. Malgré les demandes des associations antinucléaire et d'organisations politiques locales, la ministre a exclu un pardon de la France, en marge de ce rendez-vous auquel ont assisté des associations antinucléaire, plusieurs élus polynésiens et des historiens.
Pourquoi l'État français ne reconnaît-il pas sa responsabilité dans les conséquences des essais nucléaires ? "Ce serait reconnaître que les autorités ont exposé des populations à leur insu après avoir maintenu pendant des dizaines d'années que ces essais étaient propres", répond Sébastien Philippe. Et le spécialiste de poursuivre : "Certaines institutions ne veulent pas forcément officialiser ce qu'il s'est passé ou ne pensent probablement pas avoir fait quelque chose de mal, étant donné qu'à l'époque, elles avaient suivi les ordres."
L'indemnisation, cœur du dossier
L'absence de demande de pardon de la part de l'État est également étroitement liée à la question de l'indemnisation des victimes. "Reconnaître ce qu'il s'est passé veut dire aussi indemniser massivement la population", ajoute Sébastien Philippe, qui évalue à "700 millions d'euros le poids de l'indemnisation des cancers qui pourraient être reconnus comme étant liés à la période des essais atmosphériques".
De nombreuses victimes continuent de demander à être dédommagées. Mais elles se heurtent aux verdicts du Comité d'indemnisation des victimes des essais nucléaires (Civen) qui n'a, par ailleurs, pas reconnu que les retombées nucléaires avaient causé des cancers. Lors de la table ronde de juillet, il est apparu qu'il fallait aider les demandeurs à monter leurs dossiers, alors que le Civen reçoit 140 à 150 demandes d'indemnisation par an.
Le nouveau président du Civen, Gilles Hermitte, anticipe une hausse des demandes en cas de décision officielle d’indemnisation. Il faut "déjà faire en sorte que l'information parvienne jusqu'à ces personnes", déclare-t-il à l'AFP, mais également "les accompagner tout au long des démarches qu'elles doivent faire pour essayer d'obtenir les documents qui seront nécessaires à la constitution de ce dossier, notamment les pièces médicales", ajoute-t-il.
Pour calmer le jeu, le gouvernement affirme également vouloir clarifier ce passé trouble, qui empoisonne les relations avec cette collectivité d’outre-mer. Le ministère des Armées a assuré s'être engagé à "permettre à tous les Polynésiens d'accéder à leur histoire, aux archives et aux données de santé, en toute transparence, pour objectiver ce qui s'est passé durant cette période".
Cet accès sera donc facilité, "tout en préservant certains secrets qui pourraient permettre à des puissances étrangères de progresser vers l'acquisition de l'arme nucléaire". L'ouverture totale des archives a ensuite été confirmée par Emmanuel Macron, a fait savoir Édouard Fritch, président de la Polynésie française.
L'espoir de l'ouverture des archives
Pour Sébastien Philippe, l'ouverture des archives est "une étape importante pour pouvoir finir le travail commencé et calculer l'impact des retombées des essais nucléaires de manière indépendante". "Cela permettrait par exemple de mieux comprendre comment les décisions ont été prises par les autorités, pourquoi et quand les populations ont été exposées aux retombées et pourquoi il était acceptable à l'époque que les populations soient exposées", précise le chercheur.
Si cette décision témoigne de la volonté d'apaisement d'Emmanuel Macron quant au sujet des essais nucléaires, de nombreuses questions restent encore en suspens. Le ministère des Armées a affirmé devoir, par exemple, expliquer "les méthodes et données utilisées pour calculer les doses reçues pendant et après les essais nucléaires".
Alors que les Polynésiens attendent des annonces significatives à l'occasion de la visite du chef de l'État, l'Élysée est resté vague jusqu'ici sur les intentions d'Emmanuel Macron. "Le président de la République aura à cœur, lors de ce déplacement, de promouvoir ce dialogue étroit et transparent en encourageant la mise en place rapide et concrète de plusieurs actions, tant sur la question de la mémoire avec l'ouverture des archives que sur les questions d'indemnisations individuelles", a ainsi déclaré l'Élysée.