Féministe et pro-LGBT, Manija, ancienne réfugiée du Tadjikistan au parcours militant, donne des sueurs froides aux conservateurs russes avec "Russian Woman". La chanson, qui bat en brèche les stéréotypes subis par les femmes, s’inscrit dans la longue tradition progressiste du célèbre concours, l'événement le plus populaire auprès des Européens en dehors des compétitions sportives.
"Eh bien, la trentaine passée et toujours pas d'enfants ? En gros, t'es belle mais trop grosse", balance Manija dans "Russian Woman", une chanson aux accents hip-hop et folkloriques qui représentera la Russie au concours de l’Eurovision, samedi 22 mai à Rotterdam aux Pays-Bas.
Dans ce titre qui avoisine les 12 millions de vues sur YouTube, la candidate de 29 ans passe en revue les injonctions adressées aux femmes en Russie. Cette chanson "vise les préjugés dont j'étais moi-même l’objet", a expliqué, à Moscou, la jeune femme dans une interview accordée à l’Agence France-Presse.
Mais dans une société russe encore très patriarcale et dans laquelle les droits LGBT sont régulièrement bafoués selon les associations de défense des droits humains, Manija est loin de faire l’unanimité.
Une association de femmes orthodoxes lui reproche par exemple d’inciter à la "haine envers les hommes" et de "saper les fondements de la famille traditionnelle". Une association de vétérans a également porté plainte car elle reproche à Manija d’inciter à la "haine interethnique".
Le titre provoque même des remous au sein de la classe politique russe. L'influente présidente de la chambre haute du Parlement, Valentina Matvienko, s’est interrogée sur le processus de sélection à l’Eurovision et s'est emportée à la fois contre "l'apparence" de Manija et le texte de sa chanson.
Originaire du Tadjikistan
Cette offensive de la frange traditionnelle de la société russe n’a pas vraiment surpris la chanteuse, déjà dans le collimateur des conservateurs avant sa sélection à l’Eurovision en mars.
Très populaire sur Instagram, Manija use en effet depuis plusieurs années de sa notoriété pour dénoncer les discriminations à l’égard des personnes LGBT ou les violences dont sont victimes les femmes. En 2019, elle a d'ailleurs lancé une application permettant de mettre en relation centres d'assistance et victimes de violences domestiques, véritable fléau en Russie.
Originaire du Tadjikistan, une ex-République soviétique dont une large majorité de la population est de confession musulmane, Manija Sanguine se distingue également par sa lutte acharnée contre la xénophobie. Après le bombardement de sa maison lors de la guerre civile qui a secoué son pays, elle fuit le Tadjikistan à l’âge de trois ans et affronte le quotidien difficile des réfugiés clandestins à Moscou.
Ce parcours de vie singulier l’a amenée à devenir en décembre dernier ambassadrice pour le Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR) en Russie.
Diplômée de psychologie à 20 ans, la jeune femme dit avoir "une empathie innée" pour les personnes réfugiées qui vivent, selon elle, en "esclavage légalisé" partout dans le monde.
"Je suis tadjike, mais la Russie m'a acceptée et m'a élevée. Je veux que le monde voie notre pays comme je le connais : généreux, ouvert, brillant, incomparable", explique-t-elle dans le communiqué officiel de la délégation russe pour l’Eurovision.
Vitrine progressiste
Aux côtés de Manija, d’autres candidats se feront les porte-parole des minorités lors de cette 65e édition du concours de l’Eurovision, annulé en 2020 en raison de la pandémie de Covid-19.
"Il y a par exemple le candidat des Pays-Bas qui, pour la première fois, va entonner un refrain en créole du Suriname. Après le mouvement Black Lives Matter, ce n’est pas du tout anodin", détaille pour France 24 le journaliste Fabien Randanne, qui couvre l’événement pour 20 minutes. "On peut aussi penser à Tusse, le candidat suédois, avec le titre 'Voices'", qui parle de ces millions de voix minoritaires qui peinent à se faire entendre.
Une nouvelle fois, derrière le kitsch et les paillettes, l’Eurovision apparaîtra, au-delà des questions géopolitiques, comme une vitrine progressiste, reflet des polémiques et des débats sociétaux qui agitent chaque pays.
"C’est d’ailleurs intéressant de constater, parfois, le décalage entre la position de certains gouvernements conservateurs et leur opinion publique. Dans le cas de la candidate russe, Manija, c’est le vote des téléspectateurs qui lui a permis de participer à l’Eurovision", précise Sébastien Barké, spécialiste du concours pour le magazine Télé-Loisirs, joint par France 24.
Humour, second degré, prestations loufoques et discours de tolérance, le concours de l’Eurovision est un monument de la culture gay depuis plusieurs décennies et a souvent été pionnier dans la représentation des minorités.
"L’un des épisodes les plus marquants dans l’histoire du concours reste la victoire de Dana International en 1998, la candidate transgenre qui représentait Israël. Depuis, on a eu d’autres exemples, notamment avec Conchita Wurst en 2014 pour l’Autriche", rappelle Sébastien Barké.
"L’Eurovision, qui est suivi par 200 millions de personnes à travers le monde chaque année, donne la parole à ces personnalités issues des minorités et c’est sans doute ce qui le rend aussi populaire, analyse Fabien Randanne. C’est un espace de sécurité. Quand on est homosexuel, on sait que l’on ne sera pas jugé. On peut simplement être soi-même."