Depuis huit mois, le Pakistan est en proie à des manifestations antifrançaises à l'initiative d'un parti islamiste radical, le Tehrik-e-Labbaik. De son côté, le Premier ministre, Imran Khan, semble tiraillé entre la pression qu'exercent ces islamistes, capables de faire descendre des milliers de personnes dans les rues, et le maintien d'une bonne relation avec la France et l'Union européenne.
Depuis une semaine, le Pakistan est le théâtre d'émeutes et de violences qui ont entraîné la mort et l'enlèvement de plusieurs policiers. Au centre de ces tensions : l'appel, par le parti Tehrik-e-Labbaik (TLP), au renvoi de l'ambassadeur de France à Islamabad. Depuis huit mois, ce parti islamiste radical, qui s'illustre dans sa lutte acharnée contre le blasphème, est en croisade contre la France après qu'Emmanuel Macron a défendu le droit à la caricature au nom de la liberté d'expression.
De son côté, le Premier ministre Imran Khan semble souffler le chaud et le froid. Celui qui avait d'abord satisfait le TLP en se positionnant fermement contre le président français dès octobre 2020 a provoqué la surprise, mercredi, en annonçant la dissolution du parti.
Mardi 20 avril, il semble être revenu dans une phase d'apaisement avec le TLP en acceptant que le Parlement examine la motion visant à expulser l'ambassadeur de France à Islamabad. D'abord prévu mardi, ce vote a finalement été repoussé à vendredi.
"Ces changements de cap de la part d'Imran Khan montrent la difficulté du gouvernement à composer avec ces groupes islamistes religieux", explique Georges Lefeuvre, chercheur associé à l'IRIS et spécialiste du Pakistan, contacté par France 24. "Il est tiraillé entre la pression qu'exerce ce parti, qui a une capacité considérable à faire descendre le peuple dans la rue, et le souhait de maintenir une bonne relation avec la France."
Une première réponse sévère contre la France
La France avait attisé la colère du TLP à l'automne 2020, lorsqu'Emmanuel Macron avait défendu "le droit à la caricature" au nom de la liberté d'expression, lors de l'hommage rendu à Samuel Paty, l'enseignant tué après avoir montré des dessins satiriques de Mahomet en classe. Un mois plus tôt, la republication de représentations du prophète par le journal Charlie Hebdo avait déjà mis le feu aux poudres.
Imran Khan n'avait pas hésité à se lancer alors dans une joute verbale avec le président français. "En encourageant la diffusion des dessins blasphématoires, en ciblant l’islam et notre prophète ; en attaquant l’islam, sans avoir aucune compréhension de ce que c’est, le président a attaqué et blessé les sentiments de millions de musulmans en Europe et dans le monde", avait-il déploré.
Entre progressisme et radicalisme religieux
Depuis son arrivée au pouvoir en 2018, Imran Khan n'a cessé de flirter avec les extrémistes religieux du TLP. Pourtant, lors des élections, cet ancien joueur de cricket, souvent présenté comme un grand séducteur dans la presse people pakistanaise, affichait une image jeune, dynamique et progressiste face à des opposants empêtrés dans des scandales de corruption.
Une fois Premier ministre, il s'était immédiatement démarqué de son prédécesseur, Nawaz Sharif, en lançant des chantiers inédits. Parmi eux, la lutte contre la corruption, une réforme de l'éducation ou encore la défense de l'environnement.
Sur le plan religieux, en revanche, Imran Khan s'était placé dès le départ dans la continuité de ses prédécesseurs. "Imran Khan a découvert la religion sur le tard, après une jeunesse en Occident et sa carrière sportive", explique Gilles Boquérat, chercheur associé à la Fondation pour la recherche stratégique, spécialiste du Pakistan.
"Mais il s'est toujours montré radical sur les questions religieuses. Son grand modèle, c'est le président turc Recep Tayyip Erdogan." Sur la question du blasphème, il s'était immédiatement posé en défenseur de la loi constitutionnelle qui punit de peine de mort quiconque serait responsable de cet outrage.
Preuve de ses positions rigoristes en matière de religion : son mariage en février 2018 avec Bushra Maneka, sa "conseillère spirituelle". Aujourd'hui, celle-ci n'apparaît en public qu'entièrement voilée. Des images bien éloignées de celles qui avaient fait la une des journaux en 1995, lors du mariage en grande pompe d'Imran Khan avec la Britannique Jemima Goldsmith, amie de Lady Diana.
"Les militants sont allés trop loin"
Pas étonnant, donc, qu'Imran Khan ait violemment dénoncé les caricatures du prophète Mahomet. Une occasion pour lui de renforcer sa base ultraconservatrice dans le pays et de polir son image de défenseur de la foi dans le monde musulman.
"Mais les militants du TLP sont certainement allés trop loin en enlevant des policiers, en bloquant l'accès aux hôpitaux dans les grandes villes…", estime Gilles Boquérat. "Il fallait reprendre le contrôle de la situation."
"Il faut se rappeler qu'au centre de cette affaire se trouve la question épineuse du blasphème", insiste Georges Lefeuvre. "Imran Khan se trouve ici dans une situation bien délicate. Il ne doit pas renier l'idéologie du groupe mais montrer qu'il n'est pas d'accord sur la forme."
Ce jeu d'équilibriste est d'autant plus complexe que l'État pakistanais a, pendant des décennies, encouragé l'idéologie qui anime le TLP, allant parfois jusqu'à pousser la population à sympathiser avec lui.
"Ce mouvement radical soufi avait été bien utile à Imran Khan pour chasser Nawaz Sharif du pouvoir", rappelle ainsi Gilles Boquérat. Le mouvement avait en effet su gagner du terrain petit à petit, remportant 2,2 millions de voix aux élections législatives dans ce pays qui compte plus de 210 millions d'habitants, majoritairement au déficit du PML-N, le parti de l'ancien Premier ministre.
"Soigner son image à l'international"
De l'autre côté, "Imran Khan est bien gêné car cette affaire donne une très mauvaise image du Pakistan à l'international", note Gilles Boquérat. "Or, le pays est dans une situation économique compliquée et les demandes de prêts n'aboutiront pas tant que le pays restera classé dans la liste grise des pays qui financent le terrorisme."
Selon les deux spécialistes, l'issue de cette crise sera un retour au statu quo. "Il paraît improbable que l'ambassadeur français soit expulsé. Le Pakistan ne peut en aucun cas se permettre de se mettre la France, et l'Union européenne, à dos", expliquent-ils de concert.
"En revanche, on va certainement revenir vers un compromis, suppose Gilles Boquérat. Peut-être que le gouvernement autorisera le TLP à renaître sous une autre forme."