logo

L’équipage du Mt Iba est coincé depuis près de quatre ans au large des côtes des Émirats arabes unis. Des marins victimes de propriétaires de navires peu scrupuleux et de la crise sanitaire. Ces abandons peuvent avoir des conséquences catastrophiques qui vont bien au-delà de la perte de revenus.

Il se trouve à moins de cent mètres du sable fin de la plage publique d’Oumm al Qaïwaïn, capitale de l’émirat éponyme qui fait partie des Émirats arabes unis (EAU). Mais l’équipage du Mt Iba, un pétrolier battant pavillon panaméen, ne peut pas s’y prélasser. En fait, cela fait près de quatre ans que les marins sont coincés au large des côtes émiraties à bord de ce bateau qui est devenu l’un des pires exemples de navires abandonnés par ses propriétaires. Un phénomène largement exacerbé par la pandémie de Covid-19.

“C’est un véritable enfer”, ont déclaré les membres de l’équipage contactés par le quotidien britannique The Guardian, lundi 15 février. “Nous sommes comme des esclaves modernes”, a déploré à Reuters Vinay Kumar, un ingénieur à bord. “La seule chose qui nous reste, c’est la prière”, a-t-il ajouté à The National, un quotidien anglophone d’Abu Dhabi.

Situation kafkaïenne

Fin janvier, deux ancres du Mt Iba ont cassé et le navire, qui n’avait quasiment plus d’essence, a dérivé pendant des heures avant de s’échouer sur un banc de sable au large d’Oumm al Qaïwaïn. Depuis lors, les cinq membres de l’équipage attendent que les autorités émiraties trouvent une hypothétique solution à leur situation kafkaïenne.

Ils sont à quelques brasses de la liberté, mais ne peuvent descendre à terre car les lois maritimes internationales interdisent à l’équipage d’abandonner un navire échoué qui transporte une cargaison à risque, comme le pétrole. En enfreignant ces règles, ils risqueraient, en outre, de perdre tout droit sur les plus de 230 000 dollars d’arriérés de salaires que le propriétaire du bateau, la société émiratie de transport de pétrole Alco Shipping, leur doit. Enfin, le plus haut gradé parmi l’équipage, l’ingénieur en chef, est un ressortissant birman qui a des problèmes de papiers. Son passeport a expiré depuis qu’il a embarqué et il craint d'avoir du mal à le renouveler dans les temps avec la crise politique qui secoue actuellement la Birmanie. Et s’il descend à terre sans papiers en règle, il risque d’être envoyé directement en prison.

Cette situation apparemment inextricable n’est que le point d’orgue d’une odyssée cauchemardesque débutée en 2017. Elle a vu les marins du Mt Iba être les victimes d’un transporteur peu scrupuleux, de l’effondrement des prix du pétrole et, enfin, de la pandémie.

Baisse des prix du pétrole et Covid-19

L’équipage n’avait, à l’origine, pas de raison particulière de se méfier d’Alco Shipping. “C’était l’un des plus importants transporteurs pétroliers des Émirats arabes unis”, rappelle The National. Il employait plus de 500 personnes, disposait de 20 navires et son chiffre d’affaires annuel s’élevait à environ un milliard de dirhams des Émirats arabes unis (220 millions d’euros).

Mais dès le départ, les conditions de vie à bord du Mt Iba, qui transportait pour environ quatre millions de dollars de pétrole, ont fortement laissé à désirer. À tel point que l’ONG Human Right at sea, alertée par l’équipage, avait déjà rédigé un rapport en juillet 2017 soulignant les nombreuses violations des droits des marins à bord de ce pétrolier. Les salaires n’étaient déjà payés qu’au compte goutte, et Alco Shipping n’envoyait que très irrégulièrement des vivres et de l’eau fraîche. La société est aussi accusée d’avoir menacé de poursuites judiciaires les membres de l’équipage qui seraient tentés de se plaindre de leur situation aux autorités émiraties.

La situation n’a fait qu’empirer pour les marins par la suite. La faute, d’abord, au prix du pétrole, qui entame une longue baisse à partir de 2018, ce qui pèse sur les finances d’Alco Shipping, obligé de mettre la clef sous la porte en 2019. Conséquence pour l’équipage : il n’est plus payé depuis 32 mois.

Il n’a plus reçu de nourriture depuis mars 2020 et les cinq personnes à bord ont dû se contenter des réserves d’urgence de riz et de pois chiche pour survivre, raconte The National. 

Le propriétaire a promis de chercher un repreneur pour le Mt Iba et de payer les salaires avec l’argent de la vente. Il semblait même avoir trouvé un candidat, fin 2019, mais c’était sans compter avec la pandémie. L’éventuel acheteur, un armateur grec, n’a pas pu procéder aux vérifications d’usage pour évaluer l’état du navire à cause des restrictions de déplacements. La vente semble donc suspendue aux caprices de la pandémie, tout comme le sort des marins.

Explosion du nombre de navires abandonnés

Ils ne sont pas les seuls à se retrouver coincés en mer à cause de la pandémie et avec des propriétaires de navires aux abonnés absents. Le phénomène des abandons de navire a explosé avec la crise sanitaire. “Il y a eu 76 nouveaux cas, affectant plus de 1 000 marins, rien qu’en 2020, d’après les données de l’Organisation maritime internationale [qui dépend de l’ONU, NDLR]”, soulignait en décembre 2020 Lloyd’s List, un cabinet britannique d’informations à destination des professionnels de la mer.

C’est près de deux fois plus qu’en 2019. Surtout, c’est la première fois en quatre ans que le nombre de navires abandonnés par leur propriétaire - c’est-à-dire qui ne remplit pas les obligations légales envers l’équipage - est reparti à la hausse.

“Les Émirats arabes unis sont le pays qui comptabilise le plus d’abandons de navires - 7 en 2020 -, suivi par la Chine, Taïwan, la Turquie et l’Italie”, résume le cabinet Lloyd’s List. Une triste première place qui peut s’expliquer par le fait que les EAU ne sont pas signataires de la Convention du travail maritime, ratifiée par 97 pays depuis son adoption en 2006. Le risque de poursuites judiciaires contre les propriétaires émiratis qui abandonnent leurs navires est donc moindre.

Ces abandons de navires peuvent avoir des conséquences catastrophiques pour les équipages qui vont bien au-delà de la perte de revenus. “La Croix-Rouge internationale a dû intervenir pour faire évacuer des personnes qui étaient gravement malades et coincées sur un bateau dont le propriétaire grec avait fait faillite”, relate le cabinet Lloyd’s List.

Sans compter les conséquences écologiques de navires qui ne peuvent rentrer aux ports. Ces errances vont alourdir la facture environnementale du transport maritime de marchandises qui était déjà d'un milliard de tonnes de CO2 rejeté dans l'air chaque année.

La pandémie a permis de réaliser que tous ces marins, qualifiés en décembre 2020 “d’acteurs essentiels mais souvent invisibles de la mondialisation” par Annick Girardin, la ministre française de la Mer, sont aussi des victimes trop souvent invisibles de la crise sanitaire.