logo

La décision de l’armée birmane, jeudi, de couper l’accès à Facebook peut ressembler à une mesure classique d’un régime autoritaire en temps de crise. Mais elle doit aussi être appréciée au regard de l’histoire très particulière du réseau social dans un pays où il a été accusé d’avoir favorisé la persécution de la minorité musulmane des Rohingya.

Bloquer Facebook : le b.a-ba de tout régime autoritaire en temps de crise. La Birmanie n’a pas fait exception en interdisant l’accès au réseau social à partir de jeudi 4 février. C’est l’une des premières décisions prises par l’armée après le coup d’État militaire perpétré dimanche.

Le nouveau pouvoir birman, incarné par le général Min Aung Hlaing, a appelé à ne rien “dire ou publier” qui puisse “encourager des émeutes ou une situation instable”, avant de couper complètement le robinet des réseaux sociaux. Là encore, le refrain est connu : Facebook est traditionnellement perçu comme un lieu d’organisation d’une forme de résistance aux dérives autoritaires, comme cela a pu être le cas durant les manifestations à Hong Kong en 2020 ou à l’époque des Printemps arabes au début des années 2010. 

Cas d'école des dérives liées à la désinformation

Mais la Birmanie est un cas unique. Les dirigeants savent peut-être mieux qu’ailleurs à quel point ce qui se dit sur Facebook peut avoir de profondes conséquences sur le terrain. Le côté le plus sombre de la timide transition démocratique birmane débutée en 2011 est en effet intimement lié à l’essor du réseau social dans ce pays d’Asie.

Bien avant l’affaire de l’interférence russe dans l’élection américaine de 2016 avec son armée de propagandistes à la solde du Kremlin sur Facebook, la Birmanie a été un cas d’école de toutes les dérives liées à la désinformation et à l’incitation à la haine en ligne.

Le Conseil des droits de l'Homme des Nations unies a ainsi conclu, en 2018, que Facebook avait joué un “rôle majeur” dans la diffusion de la haine antimusulmane, dans son rapport sur la persécution de la minorité des Rohingya. Quelques années auparavant, en 2015, David Madden, un Australien très engagé dans le paysage tech birman, s’était rendu en urgence en Californie pour avertir les responsables du géant de l’Internet que leur plateforme était en train de devenir, à leur insu, l’équivalent birman de la tristement célèbre Radio des Milles Collines, l’un des moteurs du génocide rwandais en 1994.

Avant le pic des violences contre les Rohingya organisées par l’armée à partir de 2016, Facebook était, en effet, déjà le média de choix pour nourrir la flamme antimusulmane en Birmanie. L’un des premiers incidents majeurs entre bouddhistes et musulmans, les émeutes à Mandalay en 2014, avait été causé par une rumeur infondée diffusée sur Facebook selon laquelle le propriétaire musulman d’une boutique avait violé une employée bouddhiste.

Ce message, posté par le moine ultranationaliste Ashin Wirathu, n’est qu’un exemple parmi tant d’autres de la manière dont les extrémistes bouddhistes ont transformé Facebook en arme mortelle. Accusations de violences contre les “animaux sacrés”, dénonciation du port du voile qui permettrait aux “terroristes islamistes” de passer inaperçu en se faisant passer pour des femmes : la frange la plus nationaliste de l’organisation bouddhiste Ma Ba Tha a “su canaliser les peurs d’une partie de la population birmane pour en faire des parfaits soldats de la cause antimusulmane grâce à Facebook”, résume Christina Fink, anthropologue américaine et spécialiste de la Birmanie, dans un article publié en 2017 par le Journal of International Affairs.

Réaction tardive de Facebook

Des techniques que les autorités birmanes se sont appropriées à partir de 2016 pour justifier leurs campagnes anti-Rohingya et déformer la réalité des exactions de l’armée. Zaw Htay, le porte-parole du gouvernement, a ainsi souvent partagé sur Facebook - sous pseudonyme - des photomontages suggérant que les musulmans brûlaient eux-mêmes leur maison pour accuser par la suite les militaires.

Ironiquement, c’est le même Zaw Htay qui, en 2013, avait été l’un des premiers responsables birmans à chercher à alerter Facebook sur l’explosion de rumeurs antimusulmanes sur le réseau social, raconte Wired, dans une longue enquête publiée en 2018 sur le rôle de Facebook dans les violences contre les Rohingya en Birmanie.

L’entreprise de désinformation sur Facebook a atteint un niveau presque industriel sous l’impulsion des militaires. Ils ont créé une armée de faux comptes, allant jusqu’à s'approprier les profils de célébrités nationales, afin de diffuser leurs rumeurs. Un modus operandi qui n’est pas sans rappeler les techniques utilisées, à la même époque, par les agents russes œuvrant à influencer l’élection présidentielle américaine.

Et Facebook dans tout ça ? Là aussi, la Birmanie est un cas d’école de la lenteur dont le réseau social peut faire preuve lorsqu’il s’agit de lutter contre la désinformation. “Trop peu et trop tard” : telle est, en substance, la conclusion de l’enquête interne menée en 2018 par Facebook pour évaluer sa réaction à la prolifération des contenus haineux en Birmanie. 

Le géant de l’Internet n’a, ainsi, décidé de bloquer les comptes de plusieurs responsables militaires particulièrement actifs - dont celui du général Min Aung Hlaing, le nouvel homme fort du régime - qu’en 2018, après avoir été mis en cause par le Conseil des droits de l'Homme des Nations unies.

Sa première réaction, en 2014, avait été de proposer la traduction en Birman du “code de conduite” de Facebook… “Ce que Facebook n’avait pas saisi, c’est qu’en Birmanie, la population, qui avait été nourrie pendant plus de 50 ans de propagande d’État, n’avait pas eu l’occasion de développer un véritable sens critique à l’égard de l’information”, rappelle l’anthropologue Christina Fink. Lorsque le pays s’est ouvert à l’Internet, à partir de 2011, les Birmans se sont rués sur Facebook, devenue très rapidement la principale source d’information.

Par la suite, le réseau social a tenté de faire plus en embauchant davantage de modérateurs parlant le birman et en mettant à disposition des “stickers” virtuels sur Messenger - son service de messagerie - qui appelait à plus de tolérance dans les échanges..

“Zone à risque” pour Facebook

Pas de quoi satisfaire les activistes birmans qui constataient que des messages appelant à “marquer les boutiques appartenant à des musulmans” avec des autocollants continuaient à circuler impunément sur Facebook. Difficile, pourtant, de ne pas faire le parallèle avec l’étoile jaune apposée sur les magasins détenus par des juifs dans l’Allemagne nazie des années 1930.

Mark Zuckerberg, le PDG et fondateur du réseau social, a promis à plusieurs reprises de faire mieux à l’avenir. Et il semblerait que cette fois-ci, Facebook prend l’affaire du coup d’État beaucoup plus au sérieux. 

La page d’une chaîne de télévision officielle de l’armée a été bloquée par le réseau social dès le 2 février et Facebook a annoncé qu’il ferait tout pour “protéger la parole” de ceux qui critiquent le coup d’État militaire.

La Birmanie a aussi été classée “zone à risque” par Facebook ce qui, dans la nomenclature interne du groupe, signifie que des ressources supplémentaires peuvent être allouées pour traquer et bloquer les contenus haineux. C’est le même dispositif qui avait été déployé pour Washington après l’attaque contre le Capitole par des partisans de l’ex-président américain Donald Trump, le 6 janvier.

Et c’est peut-être aussi pour cette raison que l’armée a décidé de bloquer au plus vite l’accès à un outil qui, jusqu’à récemment, leur était très cher. Les militaires ont deviné qu’ils ne pouvaient plus compter dessus pour propager leur propagande impunément.