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L'offensive des entreprises Tech contre la présence du président américain Donald Trump et de ses partisans sur les réseaux sociaux après l’assaut sur le Capitole a été largement applaudie. Elle pose néanmoins des questions importantes sur l'influence de ces géants de la Silicon Valley sur le débat public.

L'apocalypse numérique s'est abattue sur Donald Trump et ses partisans ce week-end. Twitter, Facebook, Snapchat, YouTube, Instagram, TikTok et Twitch ont, tous, décidé de bouter le président américain hors de leur plateforme, parfois définitivement, arguant que ses tweets et ses messages avaient incité ses fidèles à partir à l'assaut du le Capitole mercredi 6 janvier.

Les sanctions des géants de la Tech n'ont pas visé seulement Donald Trump. Plusieurs des repères virtuels utilisés par les électeurs du président sortant sont aussi devenus cyber-persona non-grata. Reddit s'est ainsi débarrassé de son forum r/donaldtrump et la plateforme de chat Discord a fermé le salon de discussion The Donald où les "trumpistes" les plus extrémistes venaient parler de faire la révolution et de contester, par la violence si nécessaire, les résultats du vote du 3 novembre.

Ouf de soulagement mal placé ?

Mais surtout, Parler, l'alt-Twitter très prisé par l'alt-right, a été évincé des boutiques d'applications pour iPhone et smartphones Android. Amazon a même décidé de ne plus permettre à ce service de microblogging, dont la popularité est grandissante dans les milieux ultra-conservateurs, d'utiliser son infrastructure d'hébergement, condamnant Parler à une mort numérique inévitable.

Une grande purge accueillie avec un ouf de soulagement aux États-Unis. Cette relation "toxique entre Trump et les réseaux sociaux est enfin finie", a lâché CNN, samedi 9 janvier. Le principal bémol apporté à ce nettoyage de printemps est qu'il "arrive un peu tard", note le très respecté commentateur américain tech Nick Bilton dans le magazine Vanity Fair. "Les historiens vont longtemps essayer de comprendre la nature improvisée de ces sanctions, qui interviennent alors que le pouvoir de Donald Trump s'estompent et que les démocrates sont sur le point de prendre le pouvoir", précise le New York Times.

Mais au-delà du caractère opportuniste de ces décisions, cette offensive éclair des Gafam [pour Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft] contre le camp Trump soulève des "vrais questions sur la politique de modération de ces plateformes et le pouvoir réel qu'elles exercent dans le débat public", souligne Konstantinos Komaitis, directeur de la stratégie de l'Internet Society, une ONG américaine de promotion du développement d'Internet, contacté par France 24. 

Droit de vie et de mort numérique

La fermeture par Twitter et Facebook des comptes de Donald Trump l'a rendu inaudible. On peut le saluer, comme l'a fait le New York Times, qui a écrit que "passer un week-end sans être inondé de tweet du président est un vrai bol d'air". Mais, il n'empêche que c'est aussi le témoignage le plus éclatant à ce jour du "pouvoir des ces médias d'accélérer ou réduire la pertinence d'un acteur politique dans la sphère publique", note Lena Frischlich, spécialiste des questions de résilience démocratique à l'ère de la propagande numérique à l'université de Münster, contactée par France 24. 

Ce droit de vie et de mort sur la parole de dirigeants par ces médias sociaux a toujours existé, mais il est souvent passé inaperçu car les Facebook et Twitter aiment à se dépeindre comme des champions de la liberté d'expression. Ils ont préféré se faire accuser de laxisme plutôt que d'être taxé de censeurs en chef, note le site Silicon Republic dans une tribune intitulée "l'interdiction de Trump n'est pas quelque chose à célébrer"

Maintenant qu'ils ont sévi contre une personnalité aussi importante que Donald Trump, il devient impossible "d'ignorer le pouvoir d'influence que les Gafam ont acquis sur le vie politique", souligne Frans Imbert-Vier, PDG de UBCOM, un cabinet helvète spécialisé dans la protection du secret numérique, contacté par France 24. Car cet acte de censure est unilatéral et sans possibilité de recours. Tel est le nœud du problème pour Frans Imbert-Vier : "C'est à un juge qu'il revient de décider qui a le droit de parler et qui doit se taire en fonction des lois qui existent, et si Twitter et Facebook avaient attendu une décision judiciaire pour agir, cela n'aurait posé aucun problème. Mais là, cela bouleverse complètement le système démocratique car ces plateformes s'arrogent une prérogative de la puissance régalienne - limiter la liberté d'expression - sans être soumis à aucun contrôle".

Certes, ils le font dans leur jardin personnel. En théorie, ces réseaux sociaux sont des services qui appartiennent à des entités privées, libres de fixer leurs règles de modération. C'est pour ça que, selon Konstantinos Komaitis, de l'Internet Society, la décision d'Amazon de couper le courant à Parler est encore plus critiquable car "le rôle d'Amazon, en l'espèce, était de fournir un service d'hébergement, ce qui ne devrait rien avoir à voir avec de la modération de contenu".

Mais même dans le cas des réseaux sociaux, il devient de plus en plus difficile de défendre le droit de ces plateformes d'y faire seule la police quand tant de messages qui y sont écrits par des responsables politiques ont un impact dans la vie réelle. "Le virtuel a rejoint le réel dans le domaine politique", résume Lena Frischlich, la chercheuse allemande de l'université de Münster. 

Les politiques ont "récolté ce qu'ils ont semé"

"Pour une fois, les politiques récoltent ce qu'ils ont semé", affirme Frans Imbert-Vier. Pour cet expert, les Américains "ont laissé grandir dans les années 2000 ces organismes qui échappent aujourd'hui à leur contrôle, car les politiques estimaient que c'étaient des outils parfaits pour amplifier leur message et qu'il ne fallait donc surtout pas les réglementer". Et "lorsqu'ils se sont aperçus, à l'occasion des printemps arabes, que ces armes de propagande pouvaient aussi se retourner contre les dirigeants, il était trop tard pour revenir en arrière", estime Frans Imbert-Vier. Il ajoute que ces plateformes étaient devenues trop influentes au niveau planétaire, et le risque politique de s'attaquer à elles était trop grand pour la plupart des responsables politiques.

Parfois, comme dans le cas de Donald Trump, ces plateformes vont prendre des décisions qui satisfont le plus grand nombre. "Mais qu'en sera-t-il si un jour ils décident de censurer un responsable politique moins controversé ?", se demande l'opposant russe Alexeï Navlany sur Twitter. Très critique à l'égard de la décision de mettre le président américain à la porte des réseaux sociaux, il juge que "ce précédent aura un impact profond, car il sera exploité par les ennemis de la liberté d'expression partout dans le monde. À chaque fois que l'un d'eux, comme en Russie, voudra faire taire quelqu'un, il lui suffira de dire 'c'est banal, Twitter l'a bien fait avec Donald Trump'".