La nomination annoncée de Janet Yellen comme secrétaire au Trésor du président élu Joe Biden apparaît comme l’aboutissement logique pour l’ancienne patronne de la Fed, devenue l’une des économistes les plus respectées à gauche sur l’échiquier politique américain.
Ce sera une première en 237 ans d’histoire. La nomination attendue de Janet Yellen au poste de secrétaire au Trésor - l’équivalent américain du ministre de l’Économie - du futur gouvernement du président élu Joe Biden ferait d’elle la première femme à occuper ce poste.
Si ce choix, annoncé par plusieurs médias américains lundi 23 novembre, venait à se confirmer, Janet Yellen multiplierait même les premières fois. Celle qui a été la première femme à occuper le poste de directrice de la Fed, entre 2014 et 2018, deviendrait la première personne à avoir été successivement présidente du Conseil des conseillers économiques d’un président - sous Bill Clinton -, patronne de la Banque centrale américaine et secrétaire au Trésor. Un CV à faire pâlir d’envie n’importe quel économiste ou haut fonctionnaire.
À gauche mais acceptable pour les républicains ?
“Sa nomination va être accueillie favorablement par tous, aussi bien dans les milieux universitaires, que parmi les dignitaires étrangers et les acteurs des marchés financiers. Tout le monde la considère comme une dirigeante très expérimentée qui a su assurer une longue période de stabilité économique aux États-Unis [en tant que directrice de la Fed, NDLR]”, a assuré Mohamed El-Erian, président du Queen’s College de l’Université de Cambridge, interrogé par le Financial Times. Lorsqu’elle avait quitté la Réserve fédérale, en 2018, l’économie américaine était au beau fixe “avec un chômage au plus bas depuis 20 ans”, rappelle le Wall Street Journal.
L’option Yellen est aussi politiquement très attirante pour Joe Biden. Cette femme de 74 ans devrait satisfaire les attentes de l’aile progressiste du Parti démocrate : elle a multiplié, ces derniers mois, les prises de parole en faveur de plans de soutien à l’économie les plus généreux possibles, notamment pour les ménages les plus modestes et les petites entreprises, pour faire face à la crise économique engendrée par la pandémie de Covid-19.
Son profil ne devrait, pour autant, pas effrayer les républicains au point de les pousser à tenter de bloquer sa nomination. “Elle est plutôt modérée sur plusieurs sujets importants”, relève le New York Times. Janet Yellen est ainsi plutôt une partisane du libre-échange et avait mis en garde, l’an dernier, les États-Unis contre la tentation de trop creuser les déficits. Une rigueur fiscale qui devrait lui faire gagner quelques points dans le camp conservateur.
Mais qu’on ne s’y trompe pas. Sans être à la gauche de la gauche américaine, elle a défendu et appliqué tout au long de sa carrière des idées qui en font une personnalité du camp progressiste. Cette économiste de formation a fait ses classes à Yale où son mentor a été James Tobin, le célèbre inventeur de la taxe éponyme sur les transactions financières internationales.
Contre l’obsession de l’inflation
Son mari, qu’elle a rencontré peu après avoir fait ses débuts à la Réserve fédérale en tant qu'économiste, à la fin des années 1970, est George Akerlof, un économiste spécialiste du marché du travail qui a partagé le prix Nobel d’économie, en 2001, avec Joseph Stieglitz, l’une des influences majeures pour les politiques économiques dites de gauche aux États-Unis. “Nous avons toujours partagé les mêmes idées économiques avec ma femme. Notre seul désaccord est qu’elle est peut-être un peu plus en faveur du libre-échange que moi”, avait déclaré George Akerlof l'année où il a reçu sa prestigieuse récompense.
Janet Yellen appartient donc à la grande famille des économistes keynésiens, un courant de pensée favorable à une intervention de l’État pour corriger les dysfonctionnements du marché. Des valeurs qu’elle a défendues tout au long de sa carrière au sein de la Banque centrale, où elle s’est distinguée à plusieurs reprises avant même d’en prendre la tête.
C’est elle, notamment, qui est à l’origine de la célèbre règle de l’objectif de 2 % d’inflation, qui a longtemps été un mantra partagé par la plupart des banques centrales du monde entier. Janet Yellen a commencé dès les années 1990, en tant que membre du conseil des gouverneurs de la Fed, à critiquer la volonté farouche de la Réserve fédérale de maintenir l’inflation aussi proche que possible de 0. Elle pensait que les États-Unis pouvaient se permettre une petite hausse des prix si cela permettait d’injecter plus d’argent dans l’économie pour réduire le chômage.
Encore elle qui, dès 2005, alors qu'elle dirigeait la branche de San Francisco de la Fed, a été la seule responsable de Banque centrale à avertir sur le risque d’explosion d’une bulle immobilière aux États-Unis. Et peu après que la crise des subprimes lui a donné raison, Janet Yellen a été la première au sein de la Banque centrale “à déclarer officiellement en 2008 que le pays était entré en récession”, souligne le New York Times. Un an plus tard, elle a été l’une des rares à comprendre que cette crise allait durer alors que son patron de l’époque, Ben Bernanke, affirmait encore que le pays allait rapidement se remettre sur pied.
Sous sa direction, à partir de 2014, la Banque centrale américaine a continué à prendre ses distances avec sa vieille obsession de la maîtrise à tout prix de l’inflation. Janet Yellen a, non seulement, soutenu que la Fed devait également agir pour réduire le chômage, mais elle voulait aussi en faire un instrument de lutte contre les inégalités. Un domaine qui, jusqu’alors, n’avait jamais été une priorité de la vénérable institution monétaire.
Mais les marchés financiers lui sont surtout reconnaissants de “s’être assurée que la Fed ne rejoigne pas la longue liste des banques centrales qui ont coupé l’herbe sous le pied des reprises économiques en rehaussant trop tôt les taux après une sortie de crise”, estime Bill Nelson, ancien vice-directeur de la Fed qui travaille aujourd’hui dans la finance, interrogé par le Wall Street Journal. Janet Yellen n’a commencé à faire remonter les taux qu’à partir de fin 2015, et seulement de manière très progressive.
Elle semble donc avoir fait, jusqu’à présent, un sans faute, réussissant à satisfaire tout le monde. Pas sûr qu’elle pourra continuer sur sa lancée si elle devient effectivement la secrétaire du Trésor de Joe Biden. Elle occupera le poste le plus exposé politiquement, souligne le New York Times. D’un côté, elle devra au plus vite mettre en musique les promesses de Joe Biden de dépenser sans compter pour sortir le pays de la crise et réduire le chômage. De l’autre, elle devra composer avec des élus républicains au Congrès qui, confortés par leurs bons résultats lors des élections de novembre, vont tout faire pour réduire l’ampleur d’un futur plan de relance au nom du sacro-saint contrôle des déficits.