Le cessez-le-feu signé entre l'Arménie et l'Azerbaïdjan au Haut-Karabakh sous l’égide de Moscou a rappelé l'omniprésence de la Russie au Caucase du Sud, tout en consacrant l'émergence de la Turquie d'Erdogan.
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Moscou a sifflé la fin de la partie au Haut-Karabakh. Depuis la fin du mois de septembre, la région séparatiste était le théâtre de combats sanglants entre les indépendantistes arméniens et l'armée azerbaïdjanaise. Las, l'Azerbaïdjan et l'Arménie ont signé, mardi 9 novembre, sous l'égide de la Russie, un accord de fin des hostilités. Un arbitrage qui rappelle l'importance capitale de Moscou dans toute médiation au Caucase du Sud et qui sonne comme un abandon de l'Arménie, alliée traditionnelle de la Russie.
C'est d'ailleurs Vladimir Poutine qui en a fait lui-même l'annonce, vers minuit, dans la nuit de lundi à mardi : "Le 9 novembre, le président de l'Azerbaïdjan, Ilham Aliyev, le Premier ministre de l'Arménie, Nikol Pachinian, et le président de la Fédération de Russie ont signé une déclaration de cessez-le-feu total et d'arrêt des opérations militaires dans la zone de conflit du Haut-Karabakh, à compter du 10 novembre 2020, 00 h 00."
Pour garantir le respect de cet accord, la Russie a commencé à déployer quelque 2 000 soldats dès l'entrée en vigueur du cessez-le-feu. Selon le traité signé entre Erevan, Bakou et Moscou, ils seront déployés à mesure que les forces arméniennes quittent les territoires repassant sous contrôle de l'Azerbaïdjan, soit sept districts et une petite partie du Haut-Karabakh. La république autoproclamée, amoindrie et affaiblie, survivra sous la protection des soldats russes qui seront déployés sur le front. L'armée russe protègera tout particulièrement le corridor de Latchin, seule voie d'approvisionnement reliant le Haut-Karabakh à l'Arménie.
Maps of the deployment of Russian peacekeepers in Nagorno-Karabakh provided by the Ministry of Defense and published by RIA Novosti 1/ pic.twitter.com/RgK7FPFVG0
— Nurlan Aliyev (@anurlan) November 11, 2020L'Azerbaïdjan, vainqueur avec la bénédiction de Poutine ?
Sur le terrain, l'Azerbaïdjan apparaît donc comme le grand vainqueur du conflit avec son voisin. Il conserve l'ensemble des territoires reconquis au Haut-Karabakh proprement dit, à commencer par la ville historique et stratégique de Chouchi, qui est située sur la route reliant l'Arménie à la capitale séparatiste Stepanakert. Preuve d'un accord consacrant ses victoires militaires, le président azerbaïdjanais Ilham Aliev s'est félicité d'une "capitulation" de l'Arménie.
"J'avais dit qu'on chasserait (les Arméniens) de nos terres comme des chiens, et nous l'avons fait", a-t-il dit, traitant aussi le Premier ministre arménien, Nikol Pachinian, de "lâche" pour ne pas avoir signé la déclaration commune devant des caméras.
Pour Galia Ackerman, essayiste et historienne, auteure du "Régiment Immortel. La Guerre sacrée de Poutine", aux éditions Premier Parallèle, l'Azerbaïdjan a bénéficié de la bienveillance de Vladimir Poutine et d'un aval "tacite" :
"Le Haut-Karabakh, qu'il soit sous contrôle azéri ou arménien, n'est pas une priorité pour Vladimir Poutine", explique l'historienne sur France 24. "Pour le président russe, laisser cette guerre suivre son cours était un moyen de se débarrasser de Pachinian et de renverser la situation en Arménie."
La Russie lâche l'Arménie
"Nikol Pachinian a été élu suite à un soulèvement populaire et commençait à se sentir un peu trop indépendant aux yeux des Russes. Il a notamment remplacé quelques personnes de ses services de sécurité pro-Moscou", poursuit Galia Ackerman. Pourquoi [l'Azerbaïdjan a-t-il attaqué] maintenant ? Je pense que c'était un projet de Vladimir Poutine."
"L'Arménie fait partie de l'Organisation du traité de sécurité collective (OTSC). S'il avait voulu intervenir, Poutine avait la possibilité de le faire et renverser le cours des évènements", rappelle Galia Ackerman, or ce dernier a préféré arguer que la sécurité de l'Arménie en elle-même n'était pas en jeu. Le Kremlin a préféré voir son allié sombrer tout en continuant à vendre des armes à l'Azerbaïdjan.
Preuve de la dureté des conditions du cessez-le-feu, le Premier ministre arménien Nikol Pachinian a parlé sur sa page Facebok d'une décision "incroyablement douloureuse pour [lui] et pour [son] peuple". Il ressort très affaibli de cette guerre alors que des manifestations éclatent, dénonçant sa "trahison".
Exit le groupe de Minsk
La Russie, la France et les États-Unis coprésident le groupe de Minsk, théoriquement en première ligne sur le dossier du Haut-Karabakh. Mais ni Washington, ni Paris n'ont été décisifs cette fois. Le groupe de Minsk n'est même pas mentionné dans l'accord, laissant la Russie seule au centre du jeu.
"Ce qui est très important pour le Kremlin est le rôle décroissant de l'Ouest", constate Alexander Gabuev, interrogé par l'AFP, évoquant en particulier le peu d'intérêt pour la question caucasienne du président américain sortant, Donald Trump.
L'autre gagnant de la crise au Haut-Karabakh se nomme Recep Tayyip Erdogan. La Turquie, grand soutien de l'Azerbaïdjan, sort renforcé de ce dénouement et contrôlera avec la Russie l'application du cessez-le-feu au Haut-Karabakh depuis un centre conjoint d'observation, selon la présidence turque.
Ce centre d'observation russo-turc "sera basé sur le territoire de l'Azerbaïdjan" et "n'a rien à voir" avec les forces de maintien de la paix qui seront déployées au Haut-Karabakh, a assuré pour sa part la porte-parole de la diplomatie russe, Maria Zakharova, lors d'une intervention télévisée.
12/ Ties with Baku have not been damaged, although much stronger ???????? influence in Azerbaijan and broader region became very visible. However, growth of Ankara's presence in the region was in the making for years, and Moscow sees it as an inevitable downside of the new order.
— Alexander Gabuev 陳寒士 (@AlexGabuev) November 10, 2020"Le renforcement de la présence d'Ankara dans la région est un processus en cours depuis des années et Moscou le voit comme la conséquence inévitable du nouvel ordre", explique sur Twitter Alexander Gabuev, chercheur à Moscou de la Fondation Carnegie pour la paix internationale.
"La Russie a d'abord été sonnée par l'irruption de la Turquie dans le jeu caucasien. Ankara a participé sur tous les plans, notamment sur le plan militaire, ce qui a fait la différence", note Gaïdz Minassian, spécialiste de l'Arménie et chercheur au Groupe d'analyse politique-défense relations internationales sécurité (GAPDRIS) sur l'antenne de France 24. "On s'aperçoit aujourd'hui que Bakou accorde plus d'importance à Ankara qu'à Moscou."
"La Turquie en sort renforcée, mais en réalité la guerre a profité à tous les partis du conflit à l'exception de l'Arménie. La Russie reprend le contrôle de l'Arménie et remet le pied au Haut-Karabakh. La Turquie renforce ses liens avec l'Azerbaïdjan. Et l'Azerbaïdjan jubile car il récupère des territoires occupés depuis trente ans", conclut Galia Ackerman.