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Saad Aljabri intente une action en justice aux États-Unis contre le prince héritier saoudien, l’accusant de comploter pour le faire tuer. Le dossier contient de troublantes similarités avec l’assassinat du journaliste Jamal Khashoggi. Quatre sénateurs américains ont appelé Donald Trump à intervenir.

En septembre 2017, un ancien haut responsable du renseignement saoudien, qui vit en exil au Canada, tente de faire quitter la monarchie du Golfe à ses deux enfants pour les mettre en sécurité. Sur WhatsApp, Saad Aljabri contacte alors l’homme le plus puissant de son pays d’origine, le prince héritier Mohammed ben Salmane (MBS).

Les détails de la conversation entre les deux hommes ont été dévoilés le 6 août dans le cadre d’une action en justice intentée par Saad Aljabri contre MBS devant une cour de district américaine de la capitale, Washington. L'ancien espion accuse le prince héritier de comploter pour le faire tuer. Bien que ces allégations restent à vérifier par le tribunal, elles portent une résonance étonnamment familière avec l’affaire de l’assassinat du journaliste saoudien Jamal Khashogg au consulat de la monarchie à Istanbul, en janvier 2019.

"Venez en personne me dire ce que vous voulez", écrit MBS sur WhatsApp, selon le document, qui inclut une capture d’écran de l’échange en arabe et sa traduction en anglais. "J’espère que vous prendrez en considération ce que je vous ai déjà envoyé, car le problème au sujet des enfants est très important pour moi", répond Saad Aljabri.

Deux minutes plus tard, le dirigeant de facto de l’Arabie saoudite ordonne à nouveau à l’ancien officier de revenir dans son pays. "J’ai vraiment besoin de vous ici", écrit-il, avant d’ordonner : "24 heures".

Informations sensibles

Quatre mois plus tôt, Saad Aljabri, alors un proche conseiller du prince Mohammad ben Nayef, ministre de l’Intérieur et grand rival de MBS, a fui le royaume pour la Turquie. Il y est encore quand, en juin 2017, Mohammad ben Nayef perd son statut de prince héritier du royaume au profit de MBS. Dans son nouveau rôle, le jeune et impétueux dirigeant entame alors une purge de ses rivaux dans le pays.

En tant que bras droit de Mohammad ben Nayef, Saad Aljabri faisait la liaison entre les services de renseignements saoudiens et occidentaux, et il détient des informations très sensibles sur les dirigeants du royaume.

Selon l’acte d’accusation déposé par Saad Aljabri à Washington, MBS voulait son retour en Arabie saoudite "où il pourrait être tué". Quelques jours après l’échange WhatsApp entre les deux hommes, l’ancien officier quitte la Turquie pour le Canada. Mais deux de ses huit enfants, Omar et Sarah, restent piégés en Arabie saoudite et seraient utilisés comme "appâts humains" pour attirer leur père. La stratégie, qui échoue, attire l’attention de certains sénateurs américains.

"Obligation morale"

Le 9 juillet dernier, le républicain Marco Rubio et les démocrates Patrick Leahy, Tim Kaine et Chris Van Hollen réclament l'aide du président Donald Trump pour mettre à l’abri Omar, 21 ans, et Sarah, 20 ans. "Nous pensons que les États-Unis ont l'obligation morale de faire ce qu'ils peuvent pour aider à garantir la liberté de ses enfants", écrivent-ils dans une lettre envoyée à la Maison Blanche. Ils y décrivent Saad Aljabri comme "un proche allié et ami des États-Unis", un "partenaire de grande valeur" des services de renseignement et du ministère des Affaires étrangères, qui "a été salué par des responsables de la CIA pour avoir sauvé des milliers de vies américaines en découvrant et empêchant des complots terroristes". Saad Aljabri, 62 ans, dispose de près de 40 ans d’expérience dans la sécurité nationale et la lutte contre le terrorisme.

The Saudi royal family is holding Sarah and Omar Aljabri as hostages. Hostage taking is never justified. For a government to use such tactics is abhorrent. They should be released immediately. https://t.co/wqr22IEX1S pic.twitter.com/VdCpp0NZxV

— Sen. Patrick Leahy (@SenatorLeahy) July 9, 2020

C’est aussi le sort des enfants qui pousse leur père à prendre cette décision inhabituelle d’entamer une action en justice devant un tribunal américain. Saad Aljabri y affirme que MBS a lancé une campagne pour l’assassiner et "travaille sur cet objectif depuis trois ans". L’ancien officier fonde son action sur deux lois américaines : la loi sur la protection des victimes de la torture, qui interdit les exécutions extrajudiciaires, et le "Alien Tort Statute", qui permet aux victimes de telles opérations – y compris les citoyens non américains – d’entamer des poursuites devant des tribunaux des États-Unis.

Une équipe de tueurs arrêtée au Canada

Le document de 107 pages détaille le complot, encore à vérifier, ciblant Saad Aljabri. Y figurent des informations sur l’arrivée en octobre 2018 au Canada d’une équipe de tueurs similaire à celle ayant assassiné le journaliste saoudien Jamal Khashoggi en Turquie, transportant des équipements médico-légaux en mesure de nettoyer une scène de crime. Les hommes auraient été arrêtés par les autorités canadiennes, interrogés et renvoyés en Arabie saoudite, affirme le document.

Selon l’acte d’accusation, MBS avait averti Saad Aljabri qu’il utiliserait "des mesures juridiques et des mesures qui pourraient [lui] être préjudiciables". Les tentatives du prince héritier saoudien d’utiliser des "mesures juridiques" ont été bloquées par Interpol. Dans une décision du 4 juillet 2018 prise des mois avant que l’assassinat de Jamal Khashoggi ne déclenche un tollé international, la commission de contrôle des fichiers d’Interpol a estimé que la demande d'arrestation et d'extradition de Saad Aljabri par l'Arabie saoudite était "politiquement motivée plutôt que strictement juridique".

"Très sérieuses accusations"

L’affaire Aljabri pointe une nouvelle fois les violations des droits humains de l’Arabie saoudite, sur son sol et contre ses citoyens à l’étranger. "Les accusations contenues dans cette action en justice sont encore à prouver, mais ce sont de très sérieuses accusations contre le prince héritier d’Arabie saoudite, un pays très puissant. Si Mohammed ben Salmane s’emploie à assassiner des gens, c’est très grave", explique à France 24 Rami Khoury, professeur de journalisme à l’Université américaine de Beyrouth et professeur émérite à la Harvard Kennedy School.

Le rôle supposé du prince héritier dans l’assassinat du journaliste Jamal Khashoggi a été un cauchemar pour l’image publique de la pétromonarchie. Alors que MBS a reconnu que des hommes travaillant pour lui ont tué le chroniqueur du Washington Post à l’intérieur du consulat saoudien d’Istanbul, il nie toute implication dans le meurtre. Mais ses dénégations peinent à convaincre. En juin 2019, une enquête sur l’assassinat de Jamal Khashoggi menée par la rapporteure spéciale des Nations unies pour les droits de l’Homme, Agnès Callamard, a trouvé "des preuves crédibles, justifiant une enquête pénale plus approfondie" de l’implication de hauts responsables saoudiens, y compris Mohammed ben Salmane.

Les allégations de Saad Aljabri sont étonnamment similaires au cas du journaliste assassiné. Mais les enquêtes sur Jamal Khashoggi ont été jusqu’à présent entravées pour des raisons politiques et diplomatiques. L’administration Trump a bloqué les tentatives du Congrès américain de faire toute la lumière sur les responsables de ce meurtre, tandis que le procès mené en Turquie sur l’affaire manque de crédibilité à l’international, étant donné les faiblesses du système judiciaire turc.

"Les Saoudiens sont perdus"

Le recours extraordinaire de Saad Aljabri devant un tribunal américain pourrait s’avérer, selon la procédure qu’engagera la cour, accablant pour MBS, estiment certains experts. "Les accusations seront jugées en utilisant les instruments de l’État de droit", déclare Rami Khoury. "L'affaire est sous les projecteurs. Si un prince héritier ou un dirigeant d’un pays est reconnu coupable d’un crime, c’est très sérieux."

Mais comme d’autres experts saoudiens, Rami Khoury ne s’attend pas à ce que MBS se présente devant un tribunal américain. Contrairement aux affaires criminelles, les poursuites civiles entraînent des compensations financières, pas des peines de prison.

Le 7 août, la cour de district de Washington a émis un avis officiel informant les accusés du procès. Les autorités saoudiennes n’ont pas encore répondu aux sollicitations des médias au sujet de cette affaire.

Riyad, plutôt habituée à la diplomatie des pétrodollars, n’est pas en terrain familier. "Les Saoudiens sont complètement perdus dans le domaine de l’État de droit. Ils agissent en utilisant des relations personnelles et ne savent pas comment gérer ces événements au Congrès et devant les tribunaux", explique Rami Khoury.

Trump et Kushner, partenaires parfaits de MBS

Étant donné leur façon de mener les affaires diplomatiques, les autorités saoudiennes ont trouvé des partenaires parfaits avec Donald Trump et son beau-fils Jared Kushner, conseiller du président, qui a développé des relations personnelles avec MBS.

"Trump et Kushner, habitués aux transactions immobilières louches, se sont rapidement adaptés au système de népotisme et de clientélisme saoudien : soutien indéfectible de l’administration Trump [à Riyad] en échange de la promesse de ventes d’armes et d’autres accords commerciaux", note Mohammad Bazzi, professeur de journalisme à la New York University, dans une chronique au quotidien britannique The Guardian.

Mais les Saoudiens sont bien conscients que rien n’est permanent dans les orientations de la diplomatie américaine. L’affaire Aljabri intervient à peine trois mois avant l’élection présidentielle de novembre, et Riyad se prépare à un potentiel changement de locataire à la Maison Blanche.

S’il remporte le scrutin de novembre, le candidat démocrate Joe Biden ne devrait pas apporter de changement radical aux relations entre les deux pays. Mais contrairement à Donald Trump, qui a protégé MBS contre les retombées du meurtre de Jamal Khashoggi, il est peu probable qu’il laisse passer les violations des droits humains du prince héritier. "Joe Biden est plus enclin à obéir au droit international, à suivre l’opinion publique et la pression exercée par les sénateurs", signale Rami Khoury.

La pression devrait s’accentuer alors que l’action en justice inhabituelle de Saad Aljabri va entrer dans de longues procédures judiciaires, qui continueront après les élections de 2020.

Adapté de l'anglais par Rémi Carlier. L'article original peut être lu ici.