Depuis mardi, Facebook a décidé de débarrasser le réseau social de la présence de la mouvance d'extrême droite Boogaloo. Ces activistes, qui se sont fait remarquer lors des manifestations contre les violences policières aux États-Unis, sont décidés à déclencher une guerre civile.
Vaste purge sur Facebook et Instagram. Plus de 300 comptes, 100 groupes et 26 pages appartenant à la nébuleuse Boogaloo ont été supprimés. Le géant de l'Internet a décidé de leur infliger le même traitement qu'aux groupes terroristes comme l'organisation État islamique, indique le New York Times.
Ce n'est pas trop tôt, d'après les experts des mouvements radicaux aux États-Unis. Deux rapports indépendants, publiés en février et en avril 2020, soulignaient à quel point Facebook avait permis à un attelage héteroclite d'Américains de se fédérer autour du cri de ralliement Boogaloo, qui est une référence à un mouvement musical afro-cubain des années 1960. Sur le réseau social, ces groupes — qui se faisaient appeler BoojieBastards, Boojahadeen Memes ou encore Big Igloo Bois — ont pu organiser des actions violentes contre les institutions et les forces de l'ordre à la faveur des manifestations contre les violences policières et du mouvement anti-confinement.
Chemise hawaïenne, masque de tête de mort et nez de clown
Il aura fallu le meurtre d'un agent fédéral à Oakland, en Californie, le 30 mai, celui d'un shérif à Santa Cruz, six jours plus tard, et l'arrestation d'un homme — tué lors de son interpellation — qui avait planifié un attentat à la bombe contre un hôpital, pour pousser Facebook à sévir. À chacun de ces trois incidents, le Boogaloo avait été invoqué pour les justifier.
Il est plus facile d'identifier une personne qui adhère à cette mouvance que de la définir en tant que telle. Généralement, les "Boogaloo bois" arrivent aux manifestations lourdement armés, vêtus d'une chemise hawaïenne au-dessus de laquelle ils ont enfilé une veste militaire, décorée de certains signes distinctifs propres à cette nébuleuse. Pour parachever ce déguisement, ils portent, à l'occasion, un masque de tête de mort sur lequel est dessiné un nez de clown.
Un véritable inventaire à la Prévert de symboles qui empruntent à la fois à la sous-culture Internet et à l'imagerie néo-nazie. Par exemple, la chemise hawaïenne est une référence à une variante d'inspiration hawaïenne du terme Boogaloo - Big Luau - utilisée en ligne pour échapper à une éventuelle censure. Le nez de clown se retrouve, quant à lui, dans l'iconographie de certains groupes de suprémacistes blancs pour désigner la "farce des sociétés multiculturelles", souligne le Southern Poverty Law Center, un observatoire de l'extrême droite américaine.
De 4Chan à Facebook
Un accoutrement, un amour pour les armes à feu et une tendance à la violence, qui ont tôt fait de valoir au Boogaloo l'étiquette médiatique de groupuscule d'extrême droite. La parenté est indéniable et des personnalités politiques américaines comme l'ex-candidat républicain au Congrès et suprémaciste déclaré Paul Nehlen ont repris Boogaloo à leur compte.
Ce n'est pourtant pas un bloc idéologiquement homogène et il lui a fallu du temps pour arriver à maturité médiatique. À l'origine, le terme Boogaloo a été utilisé sur un forum dédié aux amateurs d'armes à feu du site communautaire 4Chan pour désigner l'espoir que la réélection de Barack Obama en 2012 entraîne une deuxième guerre civile américaine, d'après une enquête du Centre d'études sur le terrorisme et l'extrémisme de l'Université de Middlebury dans le Vermont.
Ce mot se transforme alors en mème sur ce forum fréquenté par des libertariens, des défenseurs farouches du droit du port des armes à feu, des anarchistes ou encore des racistes de tout poil. C'est là que se forme la colonne vertébrale idéologique du Boogaloo : il devient un cri de ralliement pour tous ceux qui appellent à un soulèvement armé contre l'État, notent les auteurs d'une étude parue en février 2020 du Network Contagion Institute, un centre de recherche américain sur la haine en ligne.
En 2018-2019, le Boogaloo sort de sa niche sur 4Chan pour se lancer dans la cour des grands sur Facebook. Le nombre de groupes d'aficionados qui s'échangent des conseils sur le meilleur moyen de se préparer à l'affrontement avec les autorités ou font circuler des manifestes anarchistes bourrés de conseils pour fabriquer des bombes croît régulièrement, a constaté le Tech Transparency Project, une ONG américaine qui a analysé comment les promoteurs du Boogaloo ont étendu leur toile sur Facebook.
L'année 2020 et l'étincelle des manifestations aux États-Unis
Mais le début de l'année 2020 marque une sorte de "grand soir" pour cette nébuleuse. Des "boogaloo bois" font leur première apparition en public lors d'une manifestation contre des restrictions au droit de porter des armes en Virginie fin janvier. Ensuite, entre février et fin avril 2020, plus de 100 groupes, comptant des dizaines de milliers d'abonnés apparaissent sur Facebook, constate le Tech Transparency Project. La pandémie de Covid-19 et les mesures de confinement qui ont suivi, puis les manifestations en soutien au mouvement Black Lives Matter leur donnent l'impression que l'avènement de la tant attendue deuxième guerre civile est proche. Il suffirait d'une étincelle…
Et les "Boogaloo bois" sont bien décidés à donner un coup de pouce. D'où leur apparition aux côtés des manifestants contre les violences policières, alors qu'idéologiquement tout semble les séparer du mouvement Black Lives Matter. Mais certains prennent authentiquement le parti des minorités noires car ils voient la lutte contre l'État comme "ethniquement neutre", souligne le site d'investigation Bellingcat, qui a décortiqué la diversité du discours au sein de la mouvance Boogaloo. D'autres, les plus extrémistes, n'y voient qu'un moyen d'arriver à leurs fins : "Faire sombrer la société dans le chaos pour prendre le pouvoir et instaurer un nouvel État fasciste", note le Southern Poverty Law Center.
L'espoir des experts de la lutte contre les mouvements radicaux est que le grand nettoyage de printemps de Facebook mette un terme à la contagion en ligne du Boogaloo. Privés de leur plateforme de choix, les "boogaloos bois" auront davantage de mal à s'organiser. Mais "c'est trop peu et trop tard", craint Katie Paul, directrice du Tech Transparency Project, interrogée par le Guardian. Son organisation a constaté que des dizaines de groupes similaires à ceux qui avaient été bannis ont vu le jour. Facebook reconnaît qu'il va falloir se montrer vigilant face à des activistes, qui vont tout faire pour contourner la censure. C'est donc un jeu du chat et de la souris qui s'annonce. Sauf que la souris est, ici, armée jusqu'aux dents et prête à passer à l'action.