logo

L’urgence climatique gagne le terrain judiciaire en France

Les sénateurs français ont adopté mardi le projet de loi pour une "nouvelle justice pour l'environnement", porté par la garde des Sceaux, Nicole Belloubet. Le texte prévoit des juridictions spécialisées pour traiter les atteintes à l'environnement. Une réforme nécessaire pour améliorer un système actuellement inadapté. Décryptage.

L’urgence climatique s'invite dans les tribunaux français. Mardi 3 mars, le Sénat, majoritairement à droite, a adopté à la quasi-unanimité le projet de loi créant une "nouvelle justice pour l'environnement". Le texte, voté à 318 voix pour, 3 contre et 19 abstentions, prévoit la création d'une juridiction spécialisée dans chacune des 36 cours d'appel, avec des magistrats dédiés, pour s'occuper des atteintes telles que la pollution des sols ou les infractions à la réglementation des espèces protégées.

Spécialiste du droit environnemental à l’université d’Aix et directrice de recherche au CNRS, Ève Truilhé a remis au cabinet de la garde des Sceaux, Nicole Belloubet, un rapport sur les insuffisances et inadaptations du système en matière de justice environnementale. La chercheuse sera auditionnée par les députés en mars lorsqu’ils étudieront le projet de loi à l’Assemblée nationale. Elle explique à France 24 les objectifs du texte.

France 24 : En quoi ce projet de loi va-t-il changer le système actuel ?

Ève Truilhé : D'une manière générale, le projet de loi vise à améliorer les dispositifs actuels. L’idée est d’apporter une réponse judiciaire et pénale plus effective aux violations des droits environnementaux. Aujourd'hui, le système judiciaire est assez mal adapté aux atteintes à l’environnement, notamment car il s'agit de problématiques nouvelles, qui ont commencé à émerger dans les cours de justice française après les années 1970. Des affaires assez complexes, comme l’incendie de l’usine Lubrizol à Rouen, sont jugées par des magistrats de droit commun. Or, ces cas présentent une technicité assez importante et il est souvent difficile de déterminer avec certitude les liens entre un dommage et ses effets. La spécialisation permettra aux magistrats d’y voir plus clair.

Toutes les affaires environnementales seront-elles traitées devant des juridictions spécialisées ?

Non. Les dossiers les plus simples [comme les décharges sauvages, les infractions aux permis de pêche ou de chasse, NDLR] continueront à être traités par les tribunaux de proximité, tandis que les plus complexes et les plus importants le seront par deux pôles interrégionaux spécialisés qui existent déjà à Paris et Marseille [Pôles de santé publique des TGI de Paris et Marseille, créés en 2002, NDLR].

Les magistrats seront-ils formés à cette nouvelle spécialité ?

Le volet de la formation n’est pas compris dans le projet de loi. Mais on estime que les magistrats qui seront dédiés à ces questions se formeront sur le tas, à force d’expérience. On peut également imaginer – et même souhaiter – que dans le futur, des spécialisations seront créées dans les écoles et formations de magistrature. Par ailleurs, des experts scientifiques devraient venir épauler les magistrats sur les aspects techniques.

La justice est-elle nécessaire pour protéger l’environnement ?

La justice est notre dernier rempart. On a déjà des textes en droit international, en droit européen et en droit français qui sont censés réglementer les atteintes à l’environnement. Mais dans les faits, ils sont souvent inappliqués ou violés. Pour certaines atteintes liées à la production industrielle, on peut même parler d’impunité : on sait que des produits toxiques sont rejetés dans l’air mais les usines émettrices ne sont pas inquiétées. Ou tout simplement pas poursuivies : il reste très difficile pour des riverains de prouver certaines atteintes, comme par exemple la pollution de l’air. C’est difficile à mesurer. Des magistrats spécialisés seront habitués à ce genre de difficulté.

Dans le projet de loi, une "convention judiciaire écologique" est prévue. En quoi cela consiste-t-il ?

C’est un aspect important de la loi qui correspond à une forme de "réparation" ou de transaction, comme le plaider-coupable, pour les entreprises qui reconnaissent leur responsabilité. Les mesures de réparation établies par le juge et l’expert seront très concrètes et détaillées sur le plan technique. Et leur mise en application devrait être contrôlée. Après, j’attends de voir comment ce dispositif sera mis en place.

Jean-François Julliard, le directeur de Greenpeace France, affirme qu’on "ne sait pas réparer l’irréparable". Qu’en pensez-vous ?

Il est indispensable de travailler sur la prévention des dommages. Mais par définition, quand on se trouve devant un juge, c’est que le dommage a déjà été causé : et c’est là qu’une réparation adaptée sera intéressante. Après, il est évident que le projet de loi était perfectible et qu’on aurait pu aller plus loin. Il faudrait par exemple que les procureurs soient également spécialisés, car quand ils passent des affaires terroristes ou criminelles à des affaires environnementales, il y a toujours le risque que ces dernières passent après. Disons que ce projet est un bon départ.

Existe-t-il des juridictions spécialisées ailleurs dans le monde ?

En Europe, la Suède a mis en place des sections spécialisées de juridictions ordinaires, identiques au projet de loi français. Ailleurs, le Chili, l’Australie et la Nouvelle-Zélande ont des tribunaux spécialisés dont il est néanmoins très compliqué d’évaluer l’efficacité. Ce que je peux simplement dire, c’est que l'existence de juridictions spécialisées n'est pas la garantie d'une meilleure protection de l'environnement. Ce sont des outils de contrôle et, si besoin, de sanction, mais encore faut-il qu’ils aient les moyens d'assurer ces missions.