
Les scènes de guérilla urbaine qui ont mis aux prises depuis dimanche les habitants d’un quartier musulman de New Delhi à des nationalistes hindous ont fait une trentaine de morts et plus de 200 blessés. Ces violences font suite à l’adoption d’une loi en décembre qui facilite l’attribution la citoyenneté aux refugiés, à l’exception des musulmans.
L’appel au calme de Narendra Modi sera-t-il entendu ? Le premier ministre indien a appelé, mercredi 26 février, les habitants de New Delhi à "la paix et la fraternité" après des violences qui ont fait 33 morts et plus de 200 blessés dans la capitale indienne, selon des sources médicales.
Ce sont les pires affrontements qu’a connu New Delhi depuis des décénnies. En cause, la nouvelle loi qui facilite l’obtention de la citoyenneté aux réfugiés du Bangladesh, de l’Afghanistan ou du Pakistan, à condition qu’ils ne soient pas musulmans.
Le texte pourrait renforcer les discriminations envers la minorité musulmane, dont les membres craignent d'être relégués au rang de citoyens de seconde classe, dans cette nation où les hindous représentent 80 % de la population. Pour Jean-Joseph Boillot, chercheur associé à l’Institut des relations internationales et stratégiques (Iris), cette loi entre dans le cadre d’une stratégie de conquête du pouvoir du nationaliste Narendra Modi.
Comment cette loi se justifie-t-elle, alors que la Constitution indienne interdit toute discrimination sur la base de la religion ?
La loi sur la citoyenneté indienne n’était pas définie par un droit du sol, ni du sang, mais par une très grande tolérance vis-à-vis des gens qui résident en Inde. Depuis la guerre de 1971, où le Bangladesh [pays majoritairement musulman, NDLR] est devenu indépendant du Pakistan avec l'aide de l'Inde, des millions de réfugiés bangladais se sont installés en Inde, et notamment dans l’État d’Assam.
Mais il y a une crise profonde de l’emploi en Inde, et un peu comme en Occident, le migrant est pris comme un bouc émissaire des difficutés de la population.
Comme sur le plan politique, Narendra Modi et le BJP [son parti nationaliste] au pouvoir, jouent la majorité hindoue contre les minorités et notamment la plus nombreuse, les musulmans qui représentent de 15 à 20% de la population, ils ont par provocation évidente introduit dans la loi sur la citoyenneté une clause qui accorde un statut privilégié aux minorités persécutées comme les chrétiens, les hindous ou les bouddhistes. Mais pas aux musulmans. Ce qui introduit de facto, pour la première fois dans la Constitution indienne, une discrimination religieuse. Aujourd'hui, l’islam, mais demain ce sera sans doute le tour d'autres, comme s'en est ému lui-même lors de sa visite le président Trump à propos des chrétiens, souvent attaqués par les nationalistes hindous fondamentalistes.
Est-ce une étape de plus dans l’ambition du Premier ministre nationaliste Narendra Modi de faire de l’Inde un État hindou ?
C’est perçu comme tel par une très grande partie de la société indienne. Et depuis l'abrogation de l'autonomie constitutionnelle de l’État du Cachemire en août dernier, puis la décision de la Cour suprême, en novembre, de céder le terrain de la mosquée d'Ayodhya aux hindous fanatiques, on voit bien que la mobilisation s’est élargie. Tout le monde se rend compte que derrière cette minorité discriminée, ce sont en réalité tous les opposants qui sont visés.
Quelles répercussions ces violences et ces discriminations pourraient-elles avoir dans la région ?
Il y a, et il y aura des répercussions considérables dans les mois et années à venir. On a vu d'ores et déjà la réaction du Pakistan en soutien aux Cachemiris, avec une rupture totale des relations diplomatiques inquiétante entre deux puissances nucléaires. Rien ne dit que la stratégie frontale de Narendra Modi ne passera pas par une nouvelle guerre avec le Pakistan pour alimenter le nationalisme qui lui sert de carburant électoral.
À cet ennemi séculaire depuis la partition sanglante du pays s'est ajouté désormais le Bangladesh, traditionnellement allié de l'Inde qui l'avait appuyé dans sa guerre d'indépendance. Ce sont en effet des Bangladais, migrants mais surtout nés en Inde, qui sont les premières victimes de la nouvelle loi dans l'est du pays, et qui sont enfermés dans des camps de détention, et dont Amnesty International vient de rendre public un rapport inquiétant sur leurs conditions de vie. Dans les deux cas, le plus inquiétant est que la stratégie de la terreur suivie par les troupes du Premier ministre ne peut qu'alimenter en retour les franges extrémistes chez les musulmans. Or elles sont déjà très actives au Bangladesh. Rien ne permet dès lors d'écarter un scénario de jihadisation dans ce pays.
Avec ce qui se passe au Sri Lanka, où l'émule de Modi [le président Gotabhaya Rajapaksa, NDLR] vient d'être élu avec un discours ethnique majoritaire en faveur des bouddhistes et contre les musulmans et en partie les chrétiens, on a l’impression qu’on est en train de s’écarter complètement d’un scénario d’il y a une vingtaine d’années, de coexistence harmonieuse, de relations commerciales libérées entre les pays du sous-continent.
En gros, “le clash de civilisation” cher à l'américain Samuel Huntington est en train de s’écrire au sein même du monde indien, qu'il voyait comme homogène. Et si Narendra Modi et son parti réussissaient à imposer un "État des hindous" en Inde, ce ne pourrait être qu'avec la fin de la démocratie à un moment clé pour le monde, puisque les forces populistes autoritaires ont le vent en poupe partout. Ce qui se joue en Inde avec ces pogroms anti-musulmans nous regarde donc tous.