Le Premier ministre éthiopien Abiy Ahmed, qui a reçu le Nobel de paix mardi à Oslo, a partagé sa récompense avec les Érythréens. Porté au pouvoir en avril 2018, il a entamé la réconciliation entre les deux voisins. Son action suscite espoirs et inimitiés en Éthiopie.
"J'accepte cette récompense au nom des Éthiopiens et des Érythréens, en particulier ceux qui ont fait le sacrifice ultime pour la cause de la paix", a déclaré Abiy Ahmed, en recevant le Prix Nobel de la paix, mardi 10 décembre à Oslo. "J'accepte cette récompense au nom de mon partenaire et camarade de paix, le président (érythréen) Issayas Afewerki, dont la bonne volonté, la confiance et l'engagement ont été déterminants pour mettre fin à deux décennies d'impasse entre nos pays", a-t-il ajouté.
Il a également fustigé les "prêcheurs de la haine" qui, à l'aide notamment des réseaux sociaux, sévissent dans son pays en proie à un regain de violences intercommunautaires.
Premier ministre d'un régime dont il est le pur produit, ce fils de modestes villageois a permis de profonds changements en Éthiopie, suscitant espoirs et inimitiés. Depuis qu'il a pris les rênes du deuxième pays le plus peuplé d'Afrique en avril 2018, le quadragénaire a secoué jusque dans ses fondations un régime ankylosé par plus de 25 ans d'exercice autoritaire du pouvoir et pesé sur les dynamiques de la Corne de l'Afrique.
Six mois à peine après son investiture, Abiy Ahmed, 43 ans, avait conclu la paix avec son voisin érythréen, fait relâcher des milliers de dissidents, s'était publiquement excusé des violences des forces de sécurité et avait accueilli à bras ouverts les membres de groupes exilés qualifiés de "terroristes" par ses prédécesseurs.
Plus récemment, il a développé son programme d'ouverture d'une économie largement contrôlée par l'État et pèse désormais de tout son poids pour que les élections législatives, qu'il promet inclusives, se tiennent en mai 2020.
Ce faisant, mettent en garde des analystes, le jeune dirigeant s'est placé dans une situation délicate : ses mesures phares sont trop radicales et trop soudaines pour la vieille garde de l'ancien régime et pas assez ambitieuses et rapides pour une jeunesse avide de changement.
Son ouverture a également libéré des ambitions territoriales locales et d'anciens différends intercommunautaires qui ont débouché sur des violences meurtrières dans de nombreuses régions du pays. En octobre, des affrontements lors de manifestations de partisans de Jawar Mohamed, un ex-allié d’Abiy Ahmed hostile au centralisme du Premier ministre, ont fait au moins 86 morts.
Dormir sur le sol
Né d'un père musulman et d'une mère chrétienne dans une petite commune du centre-ouest, Beshasha, Abiy Ahmed "a grandi en dormant sur le sol" dans une maison qui n'avait ni électricité, ni eau courante. "Nous allions chercher l'eau à la rivière", a-t-il relaté lors d'un entretien accordé en septembre à la radio de grande écoute Sheger FM, ajoutant n'avoir découvert l'électricité et l'asphalte qu'après l'âge de 10 ans.
Adolescent, Abiy Ahmed s'engage dans la lutte armée contre le régime du dictateur Mengistu Haile Mariam. Le jeune opérateur radio y apprend par nécessité la langue des Tigréens, le groupe ethnique largement majoritaire dans cette lutte qui formera le noyau dur du régime après la chute de Mengistu en 1991.
Il entame alors une ascension linéaire au sein de la coalition au pouvoir, le Front démocratique révolutionnaire du peuple éthiopien (EPRDF), d'abord dans l'appareil sécuritaire, puis côté politique.
Il grimpe les échelons de l'armée pour obtenir le grade de lieutenant-colonel et sera en 2008 l'un des fondateurs de l'agence nationale du renseignement, qu'il dirigera de facto pendant deux ans. En 2010, il troque l'uniforme pour le costume d'homme politique. Il devient député du parti oromo membre de l'EPRDF, puis, en 2015, ministre des Sciences et Technologies.
Fin 2015, un mouvement populaire de protestation antigouvernementale prend de l'ampleur au sein des deux principales communautés du pays, les Oromo, dont est issu Abiy Ahmed, et les Amhara.
Le mouvement, bien que violemment réprimé, finit par emporter le Premier ministre Hailemariam Desalegn, symbole d'une coalition incapable d'apporter des réponses aux aspirations de la jeunesse. Aux abois, l'EPRDF désigne Abiy Ahmed pour sauver la situation, faisant de lui le premier Oromo à occuper le poste de Premier ministre.
Sauver la coalition
Une fois au pouvoir, Abiy Ahmed a multiplié les initiatives sur la scène régionale. Outre le spectaculaire rapprochement avec l'Erythrée, il a joué un important rôle de médiation dans la crise politique soudanaise et essayé de revitaliser le fragile accord de paix sud-soudanais.
Quant à savoir si ces démarches seront finalement couronnées de succès, la question reste entière. Y compris sur le dossier érythréen, où les signes concrets du rapprochement se font encore attendre.
Le prochain véritable défi du dirigeant sera l'organisation d'élections libres et équitables, qui pourraient lui donner la légitimité des urnes. Il lui faudra également espérer que les inimitiés suscitées par ses réformes, les violences communautaires et d'importants mouvements au sein de l'appareil sécuritaire ne le rattrapent pas.
Avec AFP