The Intercept et le New York Times ont révélé, lundi, avoir étudié des centaines de documents des services iraniens révélant l'étendue de l'influence de Téhéran en Irak. France 24 a interrogé l’un des journalistes qui a participé à l’enquête.
Plusieurs centaines de documents des renseignements iraniens, épluchés puis révélés, lundi 18 novembre, par le quotidien américain The New York Times et le site d'investigation en ligne The Intercept, laissent entrevoir l’ampleur et la nature de l’influence politique et économique iranienne en Irak. Et ce à tous les niveaux, jusqu’aux plus hautes sphères du pouvoir irakien.
Le contenu de ces documents, publiés le 18 novembre, fait notamment écho à la colère des manifestants irakiens, mobilisés depuis début octobre contre leur classe politique jugée corrompue et inféodée au puissant voisin iranien.
Dans l'un des documents, le Premier ministre Adel Abdel Mahdi, contesté par les manifestations, est décrit comme ayant eu "une relation spéciale" avec Téhéran lorsqu'il était ministre du Pétrole en 2014.
Pour comprendre l’importance de ces révélations, France 24 a interrogé Murtaza Hussain, journaliste au sein de la rédaction de The Intercept, qui a travaillé sur les documents iraniens en question.
France 24 : Pouvez-vous nous décrire la teneur des documents que vous avez pu consulter ?
Murtaza Hussain : Il a fallu beaucoup de temps et de travail pour vérifier et traduire l’ensemble de ces documents top-secrets, qui représentent plusieurs centaines de pages en provenance du ministère iranien des Renseignements, et qui datent des années 2014 et 2015. De telles informations n’avaient jamais été dévoilées auparavant, tant l’Iran est l’un de ces pays qui ne laisse jamais rien filtrer de ses opérations, que Téhéran garde jalousement secrètes. Les sources qui nous ont fait parvenir les documents sont anonymes et se décrivent comme des individus irrités par l’influence iranienne en Irak, et par la nature de la présence de cette puissance dans leur pays. Dans ces documents, il y a également de nombreuses informations sur les relations rapprochées entre l’Iran et des officiels irakiens de haut-rang, comme des Premiers ministres et des ministres, actuels comme le chef du gouvernement Adel Abdel Mahdi, ou ses prédécesseurs désormais en retrait. Pour la première fois, ces documents permettent de décrire noir sur blanc la profondeur et la nature de ces rapports.
Vous avez notamment pu étudier le système de recrutement d’agents au service de l’Iran ?
Dans les documents, nous pouvons voir comment fonctionne le système iranien de recrutement d’agents en Irak. Nous avons notamment un message d’un ancien conseiller du gouvernement iranien qui explique avoir des gens en Irak à qui l’on peut se fier les yeux fermés. C’est dire le degré de confiance qu’ils ont en ces personnes. Par ailleurs, un nombre important d’acteurs de la scène politique irakienne ont vécu en exil en Iran, lorsque Saddam Hussein était au pouvoir en Irak. Une fois de retour dans leur pays, après 2003, ils ont agi en tant qu’interlocuteurs privilégiés de Téhéran au sein du pouvoir irakien et du système économique. Il faut comprendre que les activités et les opérations iraniennes dans la région ne coûtent pas forcément énormément d’argent. Ces activités et le financement d’affidés restent hautement précieux pour relativement très peu de dépenses. Si la République islamique pense, à tort ou à raison, que la présence iranienne dans les pays voisins est une question stratégique de sécurité nationale, voire existentielle, alors elle poursuivra cette politique aventureuse, indépendamment de la pression économique qui lui est imposée.
Le pouvoir iranien peut-il perdre son influence en Irak, où celle-ci est contestée par les manifestants irakiens ? Peut-il renoncer à ses réseaux patiemment mis en place ?
Comme on peut le voir en ce moment dans les manifestations en cours en Irak, des slogans visent en effet directement le rôle joué par l’Iran dans le pays, or ces documents justifient les griefs des protestataires, dans le sens où ils montrent bien que Téhéran dispose d’un accès privilégié au système politique irakien, et ce, à tous les niveaux.
Le pouvoir iranien devrait se garder de contrarier le sentiment nationaliste irakien, qui est très vivant, spécialement au sein de la jeune génération. Le souvenir de la guerre Iran – Irak, qui fût l’un des conflits les plus brutaux de la région au cours du XXe siècle, reste également très présent.
Dans le cadre d’une lutte d’influence avec les États-Unis, la République islamique se trouve dans une meilleure posture. Pas seulement parce qu’elle a tissé des relations grâce à ses services de renseignements, mais aussi parce qu’elle partage une frontière avec son voisin, ainsi que des liens religieux et culturels historiques. L’Iran pourrait essuyer des revers au regard de la situation actuelle, et être forcé de corriger son degré d’influence . Mais je doute qu’à long terme une situation semblable à celle qui existait avant 2003, c’est-à-dire un gouvernement irakien agressif et hostile à Téhéran , puisse parvenir au pouvoir en Irak. Je ne pense pas que les Iraniens puissent le permettre un jour, car ils sacrifieront tout pour empêcher que cela arrive, et ils disposent de nombreux moyens pour y parvenir.