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Rached Ghannouchi, de l'opposant exilé au perchoir de l'Assemblée tunisienne

Rached Ghannouchi, chef du parti d'inspiration islamiste Ennahda, a été élu, mercredi, président de l'Assemblée des représentants du peuple, parlement monocaméral tunisien. Retour sur le parcours d’un fin politicien "prêt à tous les compromis".

Quarante ans après la formation de son parti, Rached Ghannouchi prend, pour la première fois, des fonctions dans les hautes sphères de l’État tunisien. L’ancien opposant, leader du parti islamiste Ennahda, a été élu, mercredi 13 novembre, président du parlement tunisien, désigné également comme l'Assemblée des représentants du peuple.

À 78 ans, cette grande figure de l’opposition islamique sous Ben Ali reste difficile à cerner. Auteur de prêches enflammés dans les années 1970, il prône aujourd’hui la séparation du politique et du religieux et se pose en défenseur d’un islam tolérant. Le "cheikh" aux multiples facettes a opéré une mue politique - sincère pour les uns, opportuniste pour les autres.

L’opposant historique

Rached Ghannouchi est né en 1941 dans une famille pieuse de paysans dans la ville-oasis d’El-Hamma, à 30 km à l’ouest de Gabès. À l’époque, le héros de la famille n’est pas Bourguiba, qualifié d’"ennemi de la culture arabo-musulmane", mais Nasser, le président d’Égypte. C’est naturellement au Caire, le "centre du monde", comme il le confiera plus tard en interview, que Ghannouchi part faire ses études. En vertu d'un arrangement entre les deux pays à propos des étudiants étrangers, il est expulsé en 1964. Le jeune homme poursuit ses études de théologie et de philosophie à Damas et à Paris.

Converti aux thèses des Frères musulmans lors de son séjour égyptien, il rentre en Tunisie en 1969. Il y enseigne la philosophie pendant dix ans, puis fonde, en 1981, le Mouvement de la tendance islamique (MTI). C'est le début d’un long bras de fer avec les autorités tunisiennes. Alors que ses prêches dans les mosquées sont de plus en plus écoutés, Ghannouchi est arrêté une première fois en 1981, purge trois ans de prison, et est à nouveau arrêté en 1987.

Zine el-Abidine Ben Ali le fait sortir un an plus tard, après avoir écarté Bourguiba du pouvoir pour "sénilité", inventant au passage le "coup d’État médical". Le nouveau chef de l'État multiplie alors les gages envers l'islam officiel. Pour les législatives de 1989, les islamistes sont autorisés à se présenter sur des listes "indépendantes" et c’est à cette occasion que Ghannouchi rebaptise son parti Ennahda "La renaissance". Mais le 2 avril 1989, Ben Ali est élu avec 99,27 % des voix. Ghannouchi crie à la fraude et quitte clandestinement la Tunisie, via l’Algérie.

Le penseur de l’islam politique en exil

C’est à Londres que Ghannouchi et sa famille trouvent refuge. Pendant ce temps, en Tunisie, Ben Ali lance une opération d’éradication des islamistes. En août 1992, lors d’un procès pour complot, une trentaine de dirigeants d’Ennahda sont condamnés à la perpétuité, dont Ghannouchi. Plus de 10 000 opposants au pouvoir sont arrêtés.

Durant ces 20 années d’exil, le "cheikh" garde la présidence d’Ennahda, parti alors clandestin et interdit en Tunisie. Il s’impose alors comme un penseur de l’islam politique contemporain, et publie "Les libertés publiques dans l’État musulman". "Il était perçu comme un penseur réformiste et a fait partie des premiers à condamner Ben Laden", explique Vincent Geisser, chercheur au CNRS et spécialiste du monde musulman, contacté par France 24.

"Depuis Londres, il recevait des délégations d’acteurs internationaux qui venaient le consulter comme référence de l’islam contemporain et des acteurs politiques internes qui venaient mener des tractations en sous-main", poursuit le chercheur qui l’a rencontré à plusieurs occasions à cette époque.

Pouvoir et compromis

Il doit attendre le départ de Ben Ali et la révolution tunisienne pour regagner son pays. Le 30 janvier 2011, il est accueilli triomphalement par des milliers de partisans. Mais ce n’est pas encore son heure : il refuse toute responsabilité politique, préférant donner priorité à la refonte de son parti.

Ennahda est légalisé en mars et remporte les premières élections libres en octobre 2011. Depuis, Ghannouchi a imposé son parti au gré de diverses alliances contre-nature et de transformation idéologique. En 2014, après sa défaite aux législatives, il fait alliance avec le parti séculier Nidaa Tounes. Deux ans plus tard, il annonce qu’Ennahda "sort de l’islam politique" pour "entrer dans la démocratie musulmane". Enfin, en 2019, il accède à la présidence de l'Assemblée après un accord avec le parti libéral Qalb Tounes.

"Ghannouchi a toujours été prêt à tous les compromis – pour ne pas dire compromissions – pour intégrer son parti au système politique tunisien et arriver au pouvoir. Même sous la dictature, il était prêt à intégrer le système autoritaire", analyse Vincent Geisser. "La séparation de l’islam et du politique est un compromis de plus, un changement de label pour rassurer ses interlocuteurs internes et les bailleurs internationaux, non une refonte total de l’idéologie".

Ces louvoiements font de nombreux sceptiques, au sein du parti, comme parmi ses opposants. Plus clivant que jamais, et alors que d’aucuns espèraient voir la présidence de Parlement revenir à un jeune cadre d'Ennahda, voire à une femme, Rached Ghannouchi garde les rênes, cédant "à un caprice de vieux monsieur", selon Vincent Geisser. Celui qui l’a toujours animé : le pouvoir.